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Voici -enfin !!!- les résultats de notre concours d'écriture 2022, ainsi que les textes des 10 lauréats.

Encore merci -et bravo- aux auteurs, aux jurés, aux partenaires, aux organisateurs de ce concours et... rendez-vous à la prochaine édition !

1er prix

L’effet boomerang - Albert DARDENNE

2e prix

Mes nuits au musée - Bernard MONSIGNY

3e prix

Le frenchie - Marie-Christine QUENTIN

 

4e au 10e prix (par ordre alphabétique du nom de l’auteur)

Tchékhov ressuscité - Florent ARC

L’étoile rouge - Marc AWENENGO DALBERTO

Instinct de dernière minute - Julie BRIAND

Retour à Saint-Pétersbourg - Cécile CHOSE

Beauté fatale - Cécile GAILLARD

Le peintre de la Moskva - Julien GUEHO

Je ne manque de rien mais je manque de vous - Lôrence SETTINI

 

1er PRIX

 

L’EFFET BOOMERANG

Albert DARDENNE

 

Il longea le musée Pouchkine, tourna sur le quai près de la piscine et, après un léger détour pour éviter de passer juste devant la Pochta, il poussa la porte du bar u Ol’gi et s’y octroya une vodka sur le pouce, à titre de compensation… comme chaque lundi. Ce n’est qu’alors que Boris Boulatov se résigna enfin à rejoindre la salle du Conseil où il savait que les radotages de la réunion hebdomadaire devaient ronronner depuis un moment.

 

***

 

Il faut dire que, quand il avait posé sa candidature à la direction générale de la Pochta Rossii, Boris se doutait bien peu de ce qui l’attendait au sein de la vénérable institution en charge des services postaux russes. Il ne fut toutefois pas long à s’apercevoir qu’en dépit de son statut de directeur, il ne lui était pas permis de décider grand-chose sans l’aval d’un Conseil d’Administration omnipotent où il n’était invité à siéger que sur un strapontin de consultant. Mais le fond du problème résidait surtout dans le fait que cet organe se résumait à un quarteron de vieillards cacochymes qui avaient le chic pour engluer la moindre prise de décision dans d’interminables discussions. À l’issue de leurs ergotages, faute de consensus et trouvant indigne d’eux de s’abaisser à un vote, ils avaient le plus souvent coutume de « ne rien décider pour l’instant ». Si bien qu’après une cure de quelques séances de cet acabit, Boulatov avait mieux compris le sens de la prédiction de son prédécesseur : « Tes rêves seront vite hantés par le spectre des tocards. »

 

***

 

À la réunion de ce lundi-là, Boris pestait particulièrement. Pas parce qu’il était arrivé en retard (c’était toujours ça de gagné) mais parce qu’il devait arracher au Conseil une décision rapide au problème posé par le dossier « Rudex » que le service du contentieux venait de lui transmettre. Dans la mesure où les vieilles ganaches n’avaient pu étudier préalablement ce dossier, la séance risquait de ne pas être une partie de plaisir. En outre, avant même d’avoir connaissance du dossier en question, les barbons s’enlisaient déjà dans des pinaillages sans fin à propos du seul point inscrit à leur ordre du jour : la réclamation introduite par un certain Ketov. Après l’acquisition d’une maison à Kazan, ce nouveau propriétaire avait constaté que l’occupant précédent, retourné vivre « quelque part en France », ne s’était inquiété d’aucune formalité de changement d’adresse, quoiqu’abonné à un nombre impressionnant de magazines. Il avait donc été noyé par un abondant courrier qui ne lui était pas destiné.

—        Mais ce n’est pas notre problème ! Qu’il le réexpédie avec notre étiquette « retour à l’envoyeur » et le tour sera joué, venait de lancer Igor Pebrov, doyen des administrateurs et président du Conseil.

Il tentait ainsi de conclure, mais en vain, dix minutes de palabres plus ou moins cohérentes sur l’aspect obligatoire (ou facultatif, ou pertinent, ou conseillé…) de signaler son déménagement à la Pochta.

—        On peut comprendre que, s’il a dû retourner quotidiennement du courrier, intervint Boulatov pour hâter un rien le débat, il ait fini par trouver cela fastidieux, mais il l’a fait, M. Pebrov, il l’a fait. Pendant près d’un an. Et il est parvenu de la sorte à tarir quasiment le flot de ces envois.

—        Qu’est-ce qu’il a fait ? demanda Nicolaï Stavitski

Ignorant l’intervention du vétéran dont on se demandait toujours s’il était sourd, distrait ou les deux, Boris Boulatov poursuivit :

—        Je dis « quasiment » car il continue malgré tout, et cela peut paraître paradoxal, à recevoir le courrier émanant de la Pochta Bank ! Oui, de NOTRE banque, dont le règlement prévoit qu’elle est tenue d’envoyer le courrier « exclusivement à l’adresse donnée par le titulaire du compte ».

—        Mais c’est complètement surréaliste. Il faut retrouver ce client de la banque.

—        La banque perd des clients ?

—        Non, Nicolaï, ne t’inquiète pas on t’expliquera.

—        Je rejoins Igor Pebrov, c’est surréaliste, il faut retrouver ce client.

—        Il n’a pas laissé d’adresse, M. Takarine, et il s’appelle Martin, rétorqua Boulatov. Pour votre gouverne, en France, des Martin, il doit y en avoir plus de deux cent mille. Mais cet aspect des choses n’intéresse pas vraiment M. Ketov. Lui, ce qu’il demande – et on peut le comprendre – c’est de ne plus recevoir cet importun courrier. Alors, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, messieurs, je suggère qu’on donne à la banque l’instruction d’arrêter ses envois et de mettre ce compte en sommeil, point barre. Car en la matière, il y a plus grave, beaucoup plus grave. Excusez-moi de bousculer votre ordre du jour, mais je dois vous faire part d’un nouveau dossier dont le traitement me paraît urgent : le célèbre fabricant de préservatifs Rudex vient de mettre sur le marché un nouveau modèle auquel il a donné le nom de Retour à l’envoyeur, il a aussi copié notre logo postal de cette formule et dans la foulée, il a déposé le tout à l’Institut Russe de Propriété Intellectuelle. Pochta Rossii est donc tenue dorénavant de payer (j’ai vérifié le tarif) 10,5 roubles de royalties à Rudex par utilisation publique de ce logo.

—        Mais nous l’utilisions bien avant eux, s’émut Sacha Kabaïev, le plus revêche des quatre administrateurs.

—        Sans doute, coupa Boulatov, mais nous ne l’avons jamais déposé à l’IRPI, ce que Rudex a fait.

—        Mais… mais…, hoqueta Andreï Takarine, je ne sais pas si vous vous rendez compte que le mois dernier nous avons justement décidé la réimpression de 750.000 étiquettes « Retour à l’envoyeur » ! À l’heure qu’il est, elles doivent être réparties dans tous les bureaux de Pochta. Si les facteurs les utilisent, vous rendez-vous compte de ce que ça va nous coûter ?

—        À propos de « Retour à l’envoyeur », gloussa Stavitski qui venait d’avoir un moment d’absence, vous allez rire : j’ai lu dans les Izvestia que c’est le nom que Rudex vient de donner à une nouvelle capote. Rudex, vous voyez, de qui je parle ? Ceux qui ont leur usine dans la banlieue Est de Moscou ?

Boulatov résigné leva les yeux au ciel, alors que les trois autres foudroyaient du regard le pauvre Nicolaï qui ingénument s’enferra :

—        Enfin moi, j’ai trouvé ça drôle, cette idée que… enfin que « l’envoi » n’arrive pas à destination. Il y a un trait d’humour, là… Je ne sais pas si vous l’aviez remarqué.

—        OUI, Nicolaï, on avait compris, coupa Kabaïev, mais ce n’est pas de ça qu’il s’agit. On t’expliquera.

Et sous la férule d’un Pebrov plus matois que jamais, le débat se poursuivit, verbeux et tortueux. Tour à tour, Takarine et Kabaïev y alignèrent des propositions plus retorses les unes que les autres pour échapper à la catastrophe financière annoncée. Mais, ponctués par des questions de Stavitski qui tentait tant bien que mal d’obtenir les explications qu’on n’arrêtait pas de lui promettre, les échanges n’en finirent pas de s’enliser. Si bien que, comme souvent, les administrateurs se quittèrent après avoir pris soin… de ne rien décider.

 

***

 

La nuit qui suivit trouva Boulatov particulièrement agité. Comme prédit par son devancier, le spectre des tocards avait mené la danse au bal de ses rêves. Bougon à son réveil, Boris fit l’impasse sur son petit-déjeuner pour prendre connaissance des premiers courriels du jour. Surprise : le dernier de la liste provenait de chez Rudex. Il s’attendait à des propos comminatoires, mais non. Après un tombereau surprenant de ronds de jambe, le message annonçait, la bouche en cœur : «Pour des raisons publicitaires, notre service commercial tient beaucoup à faire figurer le logo de notre nouveau produit sur les enveloppes, sous notre raison sociale. En conséquence, vous nous obligeriez en donnant à vos employés en charge de la distribution du courrier les instructions pour qu’ils cessent de nous retourner systématiquement les plis que nous adressons à nos clients… »

 

Ainsi donc, par une sorte d’effet boomerang, la campagne publicitaire imaginée par Rudex était en train de… (et Boris ne put s’empêcher de penser… capoter). Un fin sourire s’épanouit sur son visage. Soulagement ou sarcasme ?

 

 

 

 

 

2e PRIX

 

MES NUITS AU MUSÉE

Bernard MONSIGNY

 

Il longea le musée Pouchkine, tourna sur le quai près de la piscine et, après un léger détour le chauffeur s’arrêta en double file pour me déposer à deux pas du Lambic, la brasserie moscovite à la mode nichée dans la verdure, juste à l’arrière des bâtiments couverts de la piscine Chaika. La nuit commençait à tomber sur Moscou. Un mauvais génie, froid et invisible, me claqua sur le visage une bise aigre et glaciale qui me fit sursauter en descendant du taxi. Heureusement, j’accédais en deux enjambées à la tiédeur réconfortante du restaurant.

 

À l’intérieur quelques habitués branchés discutaient paisiblement autour d’un verre de bière avant le coup de feu des sorties de bureaux. De les entendre parler russe me surprit, tant le cadre ressemblait à celui d’un club privé de l’aristocratie britannique. Je n’eus que l’embarras du choix pour prendre place. Comme convenu, je m’installais non loin des baies vitrées qui donnaient sur la rue, à la table pour deux que surveillait d’un regard bienveillant une tête de faune moustachue et barbue en plâtre blanc. J’imaginais son corps coincé de l’autre côté du mur, comme celui du passe-muraille. Une revue du musée Pouchkine posée bien en évidence sur la table en signe de ralliement, il me restait à attendre devant ma bière l’arrivée de mon mystérieux correspondant.

 

La veille encore, j’enseignais à mes étudiants de Montauban au Laboratoire des sciences parapsychologiques que l’Université de Toulouse avait accepté de me laisser créer ex-nihilo cinq ans plus tôt. Un singulier courriel, émanant d’une administration russe honorablement connue, doublé d’un appel téléphonique du conseiller scientifique de l’ambassade de Russie m’avaient convaincu d’accepter une invitation pour une mission d’expertise intéressante mais sans danger et de trois jours tout au plus...

 

Je me levais comme un gentleman d’une cinquantaine d’année se dirigeait vers moi. « Professeur, merci d’être venu, quel honneur de vous rencontrer », me dit l’inconnu dans un français impeccable en me tendant sa carte. Nous nous rassîmes. Il entra immédiatement dans le vif du sujet, « nous avons “un problème” avec l’un de vos ressortissants qui nous donne quelques… préoccupations ». Ce type d’affaire dépendait de notre ambassadeur plutôt que d’un chercheur en parapsychologie mais je me retins de le lui dire car il le savait bien évidemment.

 

« Malheureusement, aucune administration officielle - française ou russe - ne peut intervenir sur une complication engendrée par un peintre français mort le 22 octobre 1906... », poursuivit-il tandis que je manquais de m’étrangler et de recracher ma gorgée de bière.

 

Il emprunta le catalogue du musée Pouchkine que j’avais posée sur la table. Après l’avoir feuilleté, il me le rendit ouvert à la page du tableau Mardi gras de Cézanne (1839-1906) représentant un Arlequin et un Pierrot, « voici la source de notre problème ! ».

 

Il me livra alors le plus étrange des récits qui m’ait été donné d’entendre. L’affaire avait commencé voici deux mois et se renouvelait presque chaque nuit aux environs d’une heure du matin. Le 5 septembre dernier lors de sa première ronde de nuit, l’un des gardiens responsables de la surveillance des salles impressionnistes crut remarquer une petite tache écarlate sur la fraise du Pierrot, à la racine du cou. Deux heures plus tard, le stigmate s’était agrandi et avait éclaboussé la manche gauche du personnage. Prudemment, il n’en parla pas à ses collègues d’autant qu’à son dernier passage, vers sept heures du matin, tout semblait être rentré dans l’ordre, le tableau avait retrouvé son aspect d’origine.

La nuit suivante, les manifestations recommencèrent. Cette fois-ci, le gardien demanda à un collègue de l’accompagner à son deuxième passage pour lui faire constater l’étrange phénomène. Par chance les deux surveillants eurent la présence d’esprit d’utiliser leurs téléphones personnels pour photographier heure par heure les évolutions du curieux prodige. Après cinq jours d’observations, ils trouvèrent le courage d’établir un rapport et de le faire remonter au Chef de cabinet de Madame Lochak, l’actuelle directrice du musée Pouchkine. Les abus de Vodka n’ayant jamais affecté des photographies, une enquête interne fut donc diligentée dans le plus grand secret. Au lieu d’une supercherie, l’investigation confirma chacun des éléments relevés par le personnel. De plus, les enquêteurs remarquèrent une autre bizarrerie qui avait échappée aux gardes : au fur et à mesure que le sang se répandait sur son costume blanc, les traits de Pierrot s’effaçaient pour laisser temporairement place à un visage différent.

 

Les laboratoires du musée soumirent la toile support et les pigments utilisés à des analyses spectrographiques et radiologiques, ainsi qu’à des relevés magnétiques et des mesures de radioactivité. Aucune de ces investigations ne put mettre en évidence d’anomalie sérieuse ou de particularité notable. Des laboratoires indépendants sollicités réitérèrent les analyses avec des conclusions résolument identiques aux premières.

 

« Le FSB disposait autrefois d’un département comme le vôtre, malheureusement celui-ci fut dissout lors de la perestroïka, et les chercheurs ont été dispersés vers d’autres laboratoires ou placés d’office en préretraite. Du coup, nous avons pensé à vous Professeur… Moi-même, me dit-il, j’ai pu assister à ces bizarreries et, sauf objection de votre part, je vous propose de passer ensemble cette nuit au musée ».   

 

Dans la limousine qui nous emmenait, mon correspondant me remit un épais dossier en me recommandant de ne pas l’ouvrir avant d’avoir constaté par moi-même les faits sur le terrain. Il m’apprit par ailleurs que les anomalies ne se produisaient pas les nuits de pleine lune, bien que la salle d’exposition ne comportât aucune fenêtre. Quelques minutes plus tard, nous étions dans la place.

En attendant le début des premières manifestations, mon hôte m’offrit courtoisement de visiter quelques salles de l’un des plus beaux musées du monde où j’eus du mal à réfréner des larmes d’émotion devant tant de merveilles.

 

Presque à regret nous regagnâmes la salle du Mardi gras où des fauteuils avaient été disposés ainsi qu’une pile de sandwichs et un grand thermos de thé. Nous n’attendîmes pas longtemps pour observer les premières apparitions surnaturelles. À mon tour je pus photographier à loisir toutes les transformations du tableau et prendre de nombreuses notes. Le pire se produisit vers trois heures du matin lorsqu’apparut le visage. Je restais sans voix car la figure inconnue en Russie ressemblait incontestablement trait pour trait à “un ministre très en vue du gouvernement français actuel. A son air, je compris que mon hôte l’avait reconnu lui aussi. Au petit matin, il me déposa à l’hôtel Métropol où, après quelques heures de repos, j’entamais une recherche sur les liens possibles entre Cézanne et des sociétés occultes.

 

Le soir même nous reprîmes nos travaux mais cette fois-ci dans un sous-sol secret du musée où je pus isoler le tableau au sein d’un double pentacle de cristaux de sel et de bougies. Je comptais sur ces protections spirituelles pour neutraliser d’éventuelles forces malfaisantes. Malgré tout, les manifestations recommencèrent trahissant la présence d’une puissante énergie psychique.

De retour en France après trois nuits studieuses épuisantes, le taxi réservé pour Montauban m’attendait ponctuellement à l’aérogare de Toulouse-Blagnac. Bercé par le Prélude à l’après-midi d’un faune que diffusait l’autoradio, je m’abandonnais sur la banquette lorsqu’une annonce me tira de mes rêveries « … ministre très en vue du gouvernement actuel vient d’être froidement abattu à Paris ce matin, comme il se rendait à l’inauguration du congrès de la Presse politique. Restez à l’écoute, nous reviendrons dans une édition spéciale sur ce drame exceptionnel ». Le surlendemain, un courriel de condoléances du FSB m’informait sobrement que tout était rentré dans l’ordre au musée.

 

 

 

 

3e PRIX

 

LE FRENCHIE

Marie-Christine QUENTIN

 

Il longea le musée Pouchkine, tourna sur le quai près de la piscine et, après un léger détour pour s'assurer qu'il n'était pas suivi, fit demi-tour et revint sur ses pas. Bien qu'un peu en avance, il pénétra dans le café où K, son contact à Moscou, lui avait donné rendez-vous. Une délicieuse odeur de chocolat chaud l'accueillit.

  • Pas besoin de signalement. Je saurai vous reconnaître, avait précisé K dans son message. Installez-vous, et attendez. C'est moi qui viendrais à vous.

 

Il ôta sa veste doublée de peau de mouton et prit place près du poêle en fonte qui occupait un angle de la pièce. De là, il avait une vue d'ensemble sur la salle décorée de boiseries baroques depuis le sol jusqu'au plafond. Bien qu'habitué à consommer des petits noirs – quand ce n'était pas un alcool fort – il opta cette fois-ci pour une grande tasse de chocolat chaud, accompagnée d'une généreuse part de médovick qu'il entama goulument tout en se demandant si le mystérieux K était déjà attablé quelque part à l'observer. Au bout de quelques minutes, alors qu'il s'apprêtait à commander une deuxième pâtisserie, une jeune femme s'avança vers lui :

  • Bonjour, prononça-t-elle avec cet accent slave qui ne cessait de le charmer.

 

Surpris, il demeura un long moment à la dévisager, avant de se lever pour lui tendre la main.

  • Heureux de vous rencontrer. Je vous en prie, prenez place, poursuivit-il en contournant la table pour écarter sa chaise et l'aider à ôter son manteau.
  • Ah, la galanterie française ! s'amusa la jeune femme en posant son sac sur ses genoux.

 

Nathan était perplexe. Il s'était attendu à rencontrer un homme expérimenté, et donc déjà d'un certain âge, et voilà qu'on lui avait envoyé une jeune femme d'une vingtaine d'années d'une telle beauté qu'elle aurait pu faire la couverture de Burda ou de Moden, ces magazines de mode qui depuis quelques années fleurissaient à la sortie du métro Shabolovskaya. Blonde, svelte, grande, le regard clair souligné d'un fin trait de khôl, elle portait un pull à col roulé noir qui soulignait son teint d'albâtre.

  • Puis-je savoir comment vous m'avez identifié ? demanda-t-il, intrigué par l'assurance de la jeune femme qui n'avait pas hésité une seule seconde à s'adresser à lui.
  • Comment ? Mais regardez autour de vous ! s'esclaffa-t-elle. Il n'y a qu'un Français pour venir prendre place aussi près du poêle. Nous autres, les Russes, nous nous en gardons bien ! Engranger autant de chaleur d'un coup ne sert qu'à accentuer la sensation de froid qui vous prendra dès que vous mettrez le nez dehors ! Vous pourrez en faire la douloureuse expérience tout à l'heure !

 

Nathan acquiesça d'une moue dubitative.

  • Mais je vous taquine, reprit la jeune femme. En réalité, quand vous êtes arrivé, j'étais déjà installée au coin là-bas, près du comptoir, et je vous ai entendu saluer le serveur. L'accent frenchie est inimitable !
  • Un autre Français aurait très bien pu se trouver là par hasard...
  • Improbable ! rétorqua la jeune femme. Cet établissement n'est fréquenté que par des habitués.

 

Comment pouvait-elle se montrer aussi sure d'elle ? Le hasard, c'est justement ce dont il fallait se méfier dans ce genre d'opération. C'est même là le b-a-ba du métier. 

  • Et vous êtes sure de ne pas avoir été suivie ? reprit-il comme pour lui rappeler l'importance de leur rencontre.

 

Rejetant sa longue chevelure en arrière, la jeune femme partit dans un nouvel éclat de rire.

  • Suivie ? Bien sûr que j'ai été suivie !

Elle se pencha en avant pour murmurer sur le ton de la confidence :

  • Mais je les ai tous semés les uns après les autres !

Elle se recula au fond de sa chaise pour mesurer l'effet produit. Devant la mine ahurie de Nathan, elle poursuivit dans un clin d'oeil :

  • C'est bien comme ça que ça se passe dans les bons polars, non ?

 

Décidément, Nathan était de plus en plus dubitatif. Cette jeune femme le déconcertait. Elle avait l'air de tout prendre à la légère. Il était partagé entre le plaisir de se retrouver en si belle compagnie, et l'inquiétude quant à la mission qui lui avait été confiée. Etait-ce une couverture ? Une manière de masquer la gravité de sa véritable nature ? Elle lui apparaissait si désinvolte, si décontractée, si jeune aussi. Etait-elle réellement à la hauteur de ce qu'il attendait d'elle. Il décida de faire confiance au choix de ses patrons, et entra dans le vif du sujet :

 

  • Bon, passons aux choses sérieuses, lança-t-il en jetant un rapide coup d'oeil à la ronde. Vous avez apporté les documents ?

Elle ouvrit le sac posé sur ses genoux et en sortit une liasse de feuillets reliés d'une simple barrette en plastique. Estomaqué, Nathan écarquilla les yeux :

  • Vous vous trimballez avec ça sur vous, comme ça, sans aucune précaution ?
  • Et alors ? s'étonna la jeune femme.
  • Mais bon sang, vous réalisez les risques que vous avez pris ? s'énerva Nathan. Si quelqu'un vous avez volé votre sac sur le chemin ? Et comment je vais faire, moi, maintenant ? Je vais sortir avec le paquet sous mon bras ? Vous n'avez jamais entendu parler des clés USB ? Vous savez ces petites choses discrètes qui se glissent dans n'importe quelle poche ?

La jeune femme haussa les épaules.

  • Je suis désolée. J'ai cru bien faire. Je pensais que vous auriez voulu qu'on jette un coup d'oeil ensemble avant que vous repartiez. Au cas où vous auriez besoin de précisions...
  • Quelles précisions ? Rassurez-moi : tout y est, n'est-ce pas ? Avez-vous pensé à joindre un plan ?
  • Un plan ? Euh... à vrai dire, non ! Je n'ai pas vu l'utilité de joindre un plan...
  • Pas de plan ? Mais comment voulez-vous que je m'y retrouve ? tonna Nathan sans plus se soucier des regards alentours. Vous croyez que j'ai le temps de tout éplucher cette prose ? On m'avait vanté un travail d'expert, mais je crains d'avoir affaire à une débutante !

 

Il avait visité plusieurs fois le musée Pouchkine. Il savait exactement dans quelle salle et à quel endroit se trouvait la toile. Comment s'en emparer en évitant tous les capteurs. Mais il avait absolument besoin de renseignements précis sur la sécurité. K était là pour ça. Elle était sensée lui fournir tous les éléments qui lui permettraient de sortir la toile qui faisait tout de même plus d'un mètre de haut, sans déclencher aucune alarme. Sans plan, il n'était même pas question de tenter quoi que ce soit. Ingres pouvait dormir tranquille : sa vierge à l'hostie continuerait d'enchanter le regard des Moscovites encore longtemps. Quant à son commanditaire, il aurait quelques mots à lui dire dès son retour ! L'envoyer sur un coup aussi foireux, il allait le payer cher !

 

Sans même jeter un œil sur le document que la jeune femme avait déposé sur la table, il se leva, enfila sa veste, et sans un mot quitta le café sans même payer son addition.

 

Interloquée par le soudain revirement d'attitude du Français, la jeune femme était restée figée. Un plan ? Il exigeait un plan ? En quoi un plan aurait-il pu lui être utile alors que tout était rédigé dans le moindre détail ? Elle avait travaillé d'arrache-pieds et porté attention au moindre mot, à la moindre tournure phrase, pour être sure d'être compréhensible dans cette langue si difficile à maîtriser, mais qu'elle adorait. Elle sentit une profonde tristesse l'envahir. Elle y avait cru. Elle y avait cru ferme. Quand elle avait reçu le message du grand éditeur français lui annonçant que son roman policier avait retenu son attention et qu'il envoyait un de ses agents la rencontrer, son cœur avait bondi de joie.

 

Dépitée, elle ramassa son manuscrit et sortit, bousculant au passage un homme qui entrait en secouant son manteau couvert de neige.

  • Désolé, s'excusa l'homme, avec un accent frenchie inimitable.

 

 

 

4e au 10e PRIX

 

TCHEKHOV RESSUSCITÉ

Florent ARC

 

Il longea le musée Pouchkine, tourna sur le quai près de la piscine et, après un léger détour, traversa la Moskova. Il rejoignit la place Bolotnaïa à grands pas, soufflant des panaches de vapeur dans l’air froid.

 

Au centre de l’esplanade enneigée, la fontaine était figée sous la glace. Dmitry Gourov observa le ciel qui s’y reflétait de manière presque parfaite, à tel point qu’il eut un instant l’impression de contempler le véritable ciel, et non son image. Il dut se pencher pour déceler les signes de l’imposture, fines brisures craquelant la surface, minuscules bulles d’air emprisonnées dans la glace aux reflets bleutés.

 

Quittant la place, il emprunta une rue bordée d’arbres squelettiques. Les locaux de l’éditeur se trouvaient à côté, mais quelque chose dans le ton de la lettre reçue le matin-même le fit hésiter.

Dois vous voir de toute urgence. Passez à mon bureau dès que possible.

Ce style abrupt tranchait avec l’affabilité de leurs derniers échanges. Dmitry se rappelait encore la lettre d’acceptation enthousiaste du manuscrit. Le directeur avait parlé de nouvelles d’une simplicité et d’une profondeur rares pour un si jeune auteur. Il était allé jusqu’à le qualifier de « Tchekhov ressuscité ». Le contrat proposé comportait une somme impressionnante, et durant les quelques mois qui avaient suivi, des corrections à l’impression du recueil, il s’était senti comme un invité de marque au sein de la maison d’édition.

 

Le message était sans doute lié au lancement officiel du livre, prévu pour le lendemain en présence de la presse et des libraires de la ville. Rien de plus qu’une question d’organisation. Il décida de l’oublier et de rendre visite à Ivanov. Après tout il le lui devait bien.

 

La façade austère de l’immeuble apparut au coin de la rue. Il n’était pas revenu depuis près de six mois, depuis le jour où tout avait commencé.

Il se revoyait, ce jour-là, avec cinq kilos de moins et ses habits élimés. A l’époque il mangeait un repas par jour, devait trois mois de loyer à sa logeuse et s’escrimait jour et nuit sur un roman qui ne menait nulle part. Les quelques roubles que lui rapportaient ses visites hebdomadaires chez Ivanov lui permettaient tout juste de payer ses cigarettes, un peu de thé et les gages pour la machine à écrire.

 

Comme chaque mardi depuis des semaines, il avait salué la concierge, une grosse femme joviale qui ne quittait jamais son tricot. Puis il était monté à l’étage, avait sonné et, comme chaque mardi depuis des semaines, Ivanov ne l’avait pas reconnu.

 

Non, il n’était pas le docteur. Il venait pour le ménage et la lecture du journal. Oui, le docteur viendrait certainement. Bien sûr, il était déjà venu. Il venait toutes les semaines. Non, il n’était pas un ami du docteur. La lecture, la lecture du journal. Merci, monsieur.

 

L’appartement baignait dans la pénombre. Il y régnait toujours une odeur douceâtre de chou et d’humidité. Des napperons aux teintes délavées par les ans couvraient les meubles et les icônes suspendues aux murs étaient opaques de poussière.

 

Il avait tenté d’intégrer l’appartement dans un passage de son roman. Dans son esprit les lieux apparaissaient très clairement, mais dès qu’il tentait de les fixer sur le papier ils perdaient toute vie. Les phrases sonnaient faux et n’avaient plus aucune ressemblance avec la réalité. Il avait réécrit le paragraphe des dizaines de fois avant d’abandonner et de le déchirer.

 

Aussitôt après l’avoir fait entrer, Ivanov claudiquait vers son fauteuil et s’asseyait avec un soupir dans le carré de lumière pâle découpé par la fenêtre. Dmitry aérait l’appartement, balayait le parquet gondolé, nettoyait la vaisselle stagnant dans l’évier écaillé. Plus les semaines passaient, plus il bâclait son travail. Il lui arrivait parfois de glisser dans son sac quelques biscuits ou une boîte de légumes en saumure. Il préparait ensuite le thé et apportait le samovar sur la table du séjour, où il faisait la lecture au vieil homme.

 

Il terminait avec le feuilleton de la semaine. C’était toujours une histoire mal écrite, peuplée de personnages caricaturaux, de situations grotesques et de sentiments frôlant la niaiserie, et chaque semaine il songeait avec un mépris mêlé de jalousie au plumitif sans talent qui avait reçu une pile de roubles pour cette calamité. Lui-même avait proposé plusieurs récits aux journaux du pays, et pour toute réponse il avait reçu une lettre de refus standardisée d’une obscure revue littéraire de Kazan.

Ce jour-là, la lecture lui avait paru plus désespérante que jamais. Il avait refermé le journal d’un geste sec et avait à peine entendu la voix d’Ivanov qui disait :

— Cette histoire est ridicule.

— Pardon ?

— Ridicule, avait répété le vieil homme. De la littérature de caniveau.

— Vous vous y connaissez en littérature ?

Ivanov avait eu un vague geste de la main, comme pour chasser une mouche invisible et très lente.

— Oh, j’ai moi-même écrit des nouvelles, il y a quelques années. Je ne les ai jamais proposées à un éditeur, et pourtant je n’étais pas mauvais, comme écrivain.

Il s’était penché en avant, son visage flottant dans la lueur laiteuse de la fenêtre.

— Vous voulez les lire ?

— Pourquoi pas, avait répondu Dmitry sans conviction.

Le vieil homme s’était levé péniblement puis avait claudiqué un moment à travers la pièce, indécis.

— Mes lunettes, marmonnait-il. Où sont mes lunettes ?

— Autour de votre cou, monsieur.

— Oh… Bien sûr, bien sûr.

Il avait mis ses lunettes et s’était immobilisé devant la table, fixant les auréoles sombres du bois comme pour y déchiffrer quelque message caché.

— Dites-moi, jeune homme… qu’est-ce que je cherchais ?

— Vos nouvelles, monsieur.

— Oh, bien sûr. Mes nouvelles.

 

Il avait fouillé d’innombrables tiroirs, et Dmitry s’était décidé à partir quand le vieil homme lui avait tendu une chemise cartonnée. Elle contenait une cinquantaine de pages jaunies par le temps, et couvertes d’une écriture serrée.

Dmitry se rappelait encore ce qu’il avait ressenti en lisant la première histoire. L’impression d’un univers qui se formait sous ses yeux, un petit univers clos et parfait qui semblait plus réel que le monde extérieur. Des décors à peine esquissés lui apparaissaient avec la netteté d’un souvenir, des personnages décrits en quelques mots devenaient des êtres de chair et de sang, des émotions jamais nommées affleuraient sous les lignes.

Incapable d’articuler un son, il avait lu un autre texte, puis un troisième. Et lorsqu’il avait fini par lever les yeux sur le vieil homme, il s’était entendu demander :

— Est-ce que je peux vous les emprunter jusqu’à la semaine prochaine ?

Ivanov avait détaché son regard de la fenêtre et avait tourné vers lui un visage à la candeur enfantine.

— M’emprunter quoi, jeune homme ?

Tout en toquant à la lourde porte de bois, Dmitry se remémorait les jours fiévreux qui avaient suivi, passés à marteler sa machine à écrire, ligne après ligne, histoire après histoire. Pas un instant il n’avait pensé à ce qu’il faisait, et le jeudi suivant il avait déposé le tapuscrit chez l’éditeur et avait envoyé une lettre à Ivanov pour s’excuser de devoir mettre un terme à ses visites.

La concierge apparut dans l’encadrement, son éternel tricot à la main. Ils discutèrent quelques minutes, et alors qu’il allait emprunter les escaliers, elle sembla se rappeler quelque chose.

— Au fait, vous n’auriez pas vu les histoires de monsieur Ivanov ?

Il se figea, un pied sur la première marche.

— Ses histoires ?

— Enfin, ses histoires… C’est ce qu’il dit aujourd’hui, mes histoires. Mais je l’ai vu faire, toutes ces années. Il avait toute une pile de vieux journaux, et il recopiait les nouvelles d’un médecin. Un certain Tekov, ou quelque chose comme ça. Avec le temps il a dû finir par croire qu’il les avait écrites lui-même. Vous savez ce que c’est, avec l’âge…

Dmitry Gourov ne dit rien. Il avait soudain très froid. Une main serrée sur la rampe d’escalier, il songeait à la lettre de l’éditeur et, sans savoir pourquoi, à la fontaine et au ciel parfait sous sa gangue de glace.

 

 

 

L’ÉTOILE ROUGE

Marc AWENENGO DALBERTO

 

Il longea le musée Pouchkine, tourna sur le quai près de la piscine et, après un léger détour, s’engagea dans l’allée du parc qui borde l’église Saint-Nicolas dans Khamovniki[1]. Le bruit de la circulation, relativement calme à cette heure de la journée, s’estompa légèrement. Mais la chaleur était accablante et l’ombre répandue par les bouleaux du petit jardin entourant l’édifice rafraichissait à peine l’atmosphère chauffée à blanc. Oleg portait une vieille chemise de coton épais dont il avait retroussé les manches. Ses pantalons, trop larges vrillaient sur des sandales de cuir ; à son côté, en bandoulière, pendait un lourd sac de marin de toile kaki. Tout au long du trajet pendant lequel je le suivis, je constatais qu’il progressait d’un pas hésitant et qu’il avait manifestement perdu cette posture un peu hautaine qui, m’avait impressionnée, trente ans auparavant. Juste avant son départ.

Ce jour-là, la gare de Gorki[2] grouillait de monde et se noyait de larmes. Les mères dispensaient d’interminables conseils de prudence, les enfants enlaçaient les jambes de leurs pères et, selon un processus immuable, les soldats mirent en scène leur départ à la guerre en faisant semblant d’ignorer la peur. L’enthousiasme était feint malgré le décorum. Oleg avait consacré un instant à chacun des membres de sa famille regroupée en un amas compact autour de lui. Il distribuait des mots gentils qui se voulaient rassurants, mais qui parvenaient à peine à endiguer les sanglots des plus émotifs. En me tenant légèrement à l’écart du cercle familial, je voyais les épaules de sa mère s’affaisser peu à peu, le regard de son père s’assombrir pour se perdre dans le vague. Il était venu vers moi et m’avait glissé quelques mots à l’oreille.

J’avais retenu mes larmes, refusant avec obstination de rompre le barrage émotionnel qui accompagnait ces adieux.

Depuis ce jour de 1980, je ne l’avais plus revu. En envahissant l’Afghanistan, l’URSS de Léonid Brejnev précipitait l’effondrement du bloc de l’Est et laissait derrière lui plusieurs dizaines de milliers de morts parmi les soldats de l’Armée Rouge, ainsi qu’un nombre considérable de combattants hantés par les horreurs de la guerre. Perdus dans leur propre pays.

Oleg était un garçon grand, maigre et osseux qui avait grandi dans la grisaille des cités ouvrières de Gorki. Il avait douze ans et j’en avais dix quand il m’a offert sa protection. Une amitié silencieuse de chiens perdus. Attachés l’un à l’autre dans les solitudes moroses de nos existences, nos parents nous délaissaient. Pour quelques dizaines de roubles, ils travaillaient comme des forcenés, dans l’industrie automobile, fleuron de la ville et de l’expansion économique soviétique. Nous occupions alors le même appartement communautaire et coexistions avec une autre famille, les Golovine. Chez les Golovine, Sergueï le père, était une brute alcoolique et caractérielle. Membre du Parti, petit chef d’atelier despotique, il terrorisait son entourage en martyrisant sa femme et ses deux fils qui, au lieu de se révolter, retournaient contre nous la violence paternelle. Lorsque l’un des deux voulait s’en prendre à moi, Oleg s’interposait et subissait les coups des deux frères unis pour l’occasion. Se plaindre attisait leur brutalité et nous redoutions l’intervention de Sergueï Golovine dont les abus de pouvoir auraient pu nuire à nos familles. La règle d’or était le silence et la résignation.

En grandissant les bagarres devinrent plus rudes, les attaques plus sournoises et la protection d’Oleg de plus en plus nécessaire. Une altercation, un jour, dégénéra et l’un des deux frères fut transporté à l’hôpital. Il perdit un œil et Oleg fut condamné à deux ans d’enfermement dans un centre pour adolescents. Sans aucune forme de procès, le commissariat du peuple l’expédia, comme dans un jet de salive, au « refuge » de Kourgan à quelques kilomètres du Kazakhstan.

— Si tu touches à un cheveu de la gamine, je reviens te crever l’autre œil menaça-t-il sa victime avant de monter dans le fourgon qui l’emmena.

De fait, aucun des deux frères n’osa s’en prendre à moi. Oleg nous revint transformé. Plus large d’épaules, plus sûr de lui, plus fragile aussi. Ses yeux gris comme les bords d’un ciel d’orage semblaient perpétuellement plongés dans un combat entre vulnérabilité et hardiesse. Il avait perdu tous ses cheveux qui jamais ne repoussèrent et, sans doute par dépit, avait-il fait tatouer une étoile rouge à l’arrière de son crâne. La fréquentation des bezprizorniki[3], lui avait appris la provocation et la rébellion. Il exhibait cette marque de manière ostentatoire et lorsque, deux ans plus tard il fut mobilisé, on le surnomma « Krasnyy[4] ». C’est ce tatouage identifiable entre tous qui me permit de le reconnaitre, par hasard, au sortir du Jardin Alexandre et de le suivre dans les rues de Moscou jusqu’à l’enclos de St Nicolas des Tisserands. Sans oser l’aborder.

Je le vis franchir la lourde porte et pénétrer dans l’église. Un écriteau à l’entrée en retraçait l’histoire et précisait que c’était un des rares lieux de culte maintenu ouvert pendant toute la période des soviets. On y lisait aussi que Tolstoï aimait s’y recueillir. Une poignée de fidèles regroupée dans le fond de l’église priaient en silence. Je me couvris la tête d’un foulard de soie et me signai tout en observant Oleg qui, après son signe de croix, s’inclinait à son tour trois fois de suite. Il se dirigea lentement vers l’iconostase, se prosterna devant la Sainte Face, puis remontant sur la gauche, il atteignit une petite icône qu’il embrassa avec respect. Une nouvelle fois il se prosterna et, tout en maintenant la tête inclinée vers le bas, murmura sa prière avec ferveur. Je n’avais toujours pas vu son visage, mais j’étais certaine qu’il s’agissait bien d’Oleg. Son étoile rouge était reconnaissable parmi toutes celles de la galaxie. Je suis restée un long moment sans bouger derrière lui, le regardant implorer la Sainte Matrona de Moscou qui, les yeux étrangement fermés, semblait plongée dans une intense méditation. Contrairement au rituel orthodoxe, Oleg gagna la sortie en tournant le dos à l’iconostase. Je le trouvai adossé à un pilier du porche.

— Qui t’es toi ? Pourquoi tu me suis ? T’es un flic ? Tu veux voir mon propiska[5] ?

Je n’osai plus bouger. La lumière crue du soleil m’éblouissait et j’avais beaucoup de peine à distinguer son visage. Sa voix semblait passer à travers un amas de gravier et charriait des relents de tabac et de mauvais alcool. Ses yeux inertes fixaient un point au-delà de ma tête. Je remarquai qu’un voile opaque en masquait presque totalement l’iris. Le visage me parut soudain moins familier. Était-ce bien Oleg ? J’en doutai maintenant. Je laissai en hâte quelques roubles dans la sébile posée à ses pieds et, sans un mot, prise d’une panique incontrôlée, je regagnai précipitamment la fournaise de la rue Tolstoï.

En marchant, le souvenir de son départ pour l’Afghanistan surgit soudain. Inattendu et douloureux.

— Quand on perd une chose qu’on aime passionnément, m’avait-il murmuré en attendant le train, on continue à la perdre éternellement.

 

 

 

INSTINCT DE DERNIÈRE MINUTE

Julie BRIAND

 

Il longea le musée Pouchkine, tourna sur le quai près de la piscine et, après un léger détour, s’arrêta. Terminé. Sans avoir pu s’exprimer. Le constat était amer : il n’avait pas su saisir sa chance. Demain, il serait la risée de tous. Son audace, non, son inconscience l’avait porté trop loin…. Décidemment, son séjour à Moscou ne se passait pas selon ses plans. Pourquoi faisait-il partie de ces personnes à qui rien ne souriait ?

Se lamenter ne changeait rien : il était dans une impasse, qui plus est, au milieu d’une ville inconnue, sans repère, entouré de moscovites qui parlaient une langue qui lui était totalement étrangère. Même les symboles utilisés pour écrire des mots semblaient le narguer.

 

Que faire désormais ? Il avait peu de solutions. La première qui lui vînt, et qui n’était peut-être pas la meilleure car elle ne réglait pas son problème, était de s’installer au chaud dans ce bar où l’ambiance se ressentait jusque sur le trottoir. Il s’y sentit attiré comme un aimant. L’espace d’un instant, il se dit que la solution était peut-être là, dans ce bistrot, au milieu du bruit et du monde, lui qui, quelques minutes auparavant, ne cherchait qu’à être seul. En passant la porte, il entendit la voix de son grand-père, son soutien de toujours, lui répéter « ne dévie jamais de ta route petit ». De route, il n’en avait plus. Alors, perdu pour perdu, il pouvait au moins s’octroyer le bénéfice d’un café. Il l’aiderait à réfléchir, à trouver une solution de dernière minute. Enfin, c’est ce qu’il espérait, mais sans grande conviction. Il s’assit au bar et commanda sa boisson. C’était un des rares mots qu’il maitrisait en russe et s’en félicita. A chaque fois qu’il se sentait nerveux, le café l’aidait à se calmer. Bizarre mais efficace.

 

En attendant d’être servi, il observait les gens pressés dans le bar. Des personnes jeunes et joyeuses, à l’opposé de ce qu’il se sentait être. Il n’était pourtant pas plus vieux que ces individus et aurait dû être aussi insouciant. Si seulement…. Il était fasciné de constater que les galères du monde, et en l’occurrence la sienne, n’empêchaient pas la terre de tourner. La vie continuait à battre à un rythme soutenu et lui vivait comme au ralenti, observateur invisible de l’effervescence ambiante. Il n’arrivait pas à savoir si ce contraste l’amusait ou le désolait… Il en aurait finalement presque souri si la serveuse ne l’avait pas ignoré en lui tendant son café. « Non définitivement, je ne marquerai pas cette décennie de mon empreinte » pensa-t-il en déposant les quelques Roubles demandés sur le comptoir. Dépité, il lui tourna le dos, ne s’apercevant même pas qu’elle était passée à autre chose.

 

Autour de lui, ce n’était que chants, danses et rires. « Seul à broyer du noir dans l’indifférence la plus totale » pensa-t-il amèrement. Non, s’il était sincère avec lui-même, bien qu’elle ne fasse qu’accentuer sa solitude, la foule lui faisait du bien. Encore un paradoxe. Il n’en était plus à un près…

 

Soudain, il se figea. Il connaissait cette voix qui s’élevait au fond du bar. Il n’avait pas eu le plaisir de l’entendre souvent mais ne l’avait pas oubliée. La personne parlait de temps en temps français avec un fort accent russe.

Comment l’avait-il entendue au milieu de tout ce brouhaha ?  « Instinct de survie » murmura en lui une voix qui ne s’était plus manifestée depuis longtemps. Et il se rappela… 

 

L’école des beaux-arts. Sa rentrée en 3ème année. La salle 122 du bâtiment H. Son grain de beauté au-dessus de sa lèvre supérieure.

Yéléna Pablenkov. Venue en France pour étudier le droit, elle gagnait de l’argent en tant que modèle à l’école des beaux-arts. Il avait eu tout le loisir de la dévorer des yeux pendant une année. Il avait dessiné ses mains, peint son sourire. Il avait même sculpté son buste, mais, ce qui restait gravé en lui, c’était son regard doux de femme qui assume simplement ses choix. Une douceur plus jamais décelée dans le regard des femmes qu’il côtoyait.  

Il but son café en une gorgée et quitta le comptoir. Il se faufila dans la foule. Il devait s’approcher d’elle. La contempler une dernière fois. Voir un ange avant de vivre l’enfer…

 

Au fond du bar, une brune déchainée fêtait sa première victoire en tant qu’avocat. Entourée d’amies, elle jubilait. Fière n’était pas un terme assez fort pour exprimer son émotion. Elle parlait, parlait sans pouvoir s’arrêter. C’était sa façon d’extérioriser son euphorie. Soudain, de manière instinctive, elle parla français. Cela faisait tellement d’années qu’elle ne l’avait pas pratiqué qu’elle en fut elle-même surprise. Pourquoi maintenant ? Pourquoi ici ? En guise de réponse, elle le vit, et dans sa tête tout se figea alors même que ses amies levaient leur vodka à sa victoire méritée.

Il était là, seul, triste. Que faisait-il à Moscou ? Elle voulait lui parler, mais pour lui dire quoi ? Il ne devait pas se souvenir d’elle.

La curiosité fut plus forte. Elle prétexta devoir aller se rafraîchir en s’éventant le visage, la tsarine de la soirée devait avoir une excuse crédible pour quitter la fête donnée en son honneur, et se faufila dans la foule. Elle n’avait jusque-là pas remarqué à quel point le bar était bondé. Cela rendait sa progression difficile car elle cherchait systématiquement le contact visuel de peur de le perdre.

 

Combien de fois s’était-elle reprochée de ne pas l’avoir abordé pendant son année passée à Paris ? Elle avait pourtant échafaudé mille plans, sans jamais trouver le courage d’aller au bout. Le coup de massue tomba le jour où elle dut se mettre nue pour un cours de sculpture. Ne décelant aucun désir dans le regard de cet étudiant talentueux, uniquement de la concentration, elle eut la conviction qu’elle ne lui plaisait pas. Situation vexante. Fin de ses rêves.

Ce soir pourtant, il n’était pas question qu’elle reproduise son erreur. Habitée par cette conviction, elle progressait rapidement à sa rencontre.

 

  • Que fais-tu là ? se demandèrent-ils en même temps avant d’éclater de rire et de se tomber dans les bras l’un de l’autre.

« Sa peau est encore plus douce que ce que j’avais pu imaginer » pensa-t-il pendant qu’elle humait son odeur en regrettant de ne pas l’avoir accosté cinq ans plus tôt.

  • Sortons Mat’, lui souffla-t-elle en lui prenant la main.

Il acquiesça et la suivit, se bénissant d’avoir écouté son instinct et d’être entré dans ce bar.

 

Dehors, le froid était mordant et Yéléna noua sa chapka. Ils déambulèrent un long moment main dans la main, sans se parler, comme pour prolonger la magie de leurs retrouvailles. La nuit était tombée sur Moscou et il fut ébloui par les mises en scène lumineuses des bâtiments de la ville. Le temps s’était arrêté. Tout était parfait, jusqu’à ce qu’elle lui propose de s’assoir sur un banc et ne lui demande :

  • Pourquoi es-tu à Moscou ? Raconte-moi.

Son monde s’écroula à nouveau. Mais plus durement encore que les fois précédentes. Il était toutefois temps d’affronter son âpre réalité. Alors, il lui raconta. Sa joie d’abord, celle d’avoir été choisi pour présenter une œuvre dans une exposition temporaire du musée Pouchkine. Une chance incroyable pour un jeune artiste ! Mais qu’il n’avait pas su saisir, paralysé par l’angoisse de l’enjeu. Il se retrouvait donc à quelques heures de l’ouverture de l’exposition sans rien à proposer au musée, au public… Une carrière étouffée dans l’œuf.

 

Touchée par sa détresse, sans dire un mot, elle l’aida à se lever. Ils marchèrent dans les rues de Moscou, lui sans but précis, elle avec l’objectif de le conduire à son appartement.

Une fois chez elle, plutôt que de lui offrir un verre, elle se déshabilla et s’installa dans son fauteuil, le sourire aux lèvres. Elle était nue mais avait gardé sa chapka.

La voir là, dans la pénombre de son salon, ainsi offerte à lui, si aimante, si subtile, il sentit une vibration l’envahir, l’inspiration le gagner.

Reconnecté à ses sensations, presque fiévreux, il retira sa veste précipitamment, s’installa, et dessina sa muse avec passion jusqu’au petit matin, guidé par son instinct.

 

 

 

 

RETOUR À SAINT-PETERSBOURG

Cécile CHOSE

 

Il longea le musée Pouchkine, tourna sur le quai près de la piscine et, après un léger détour, marcha en direction du Pont Bleu le long de la rivière Moïka, dépaysé par ce spectacle, savourant l’anonymat propre aux touristes solitaires qui s’égarent dans une grande ville inconnue.  Il rêvait depuis longtemps de visiter Saint-Pétersbourg, sans jamais s’être penché sur un guide touristique ou avoir poussé la porte d’une agence de voyage. Cette ville lui était familière et pourtant, il n’y avait jamais posé les pieds jusqu’à ce jour. Il se disait parfois qu’il avait dû longer la fabuleuse façade de l’Ermitage autrefois, dans une vie antérieure, fait crisser la neige sous ses bottes fourrées, lors d’une nuit blanche de fête sur les rives de la Néva.

 

Il y a quelques mois, suite à la mort de sa mère, il avait pris quelques jours de congé pour s’occuper des funérailles. Sa femme, très prise par son travail, n’avait pas pu se libérer pour lui prêter main forte. Son couple battait de l’aile. La mort de Sonia l’avait plongé dans un état second et il agissait depuis sans réfléchir, comme si quelqu’un d’autre était aux commandes de sa volonté. C’est dans cet état d’esprit qu’il avait brusquement décidé de monter à bord du vol Bordeaux-Saint-Pétersbourg. A présent qu’il déambulait dans la ville, il comprenait pourquoi ce lieu lui était familier. Sa mère Sonia lui avait tant parlé de Saint Pétersbourg qu’il connaissait déjà un peu la Perspective Nevski ou le Palais d’Hiver. Pour plaisanter, il appelait tendrement sa mère « Sonietchka », du prénom de ce personnage de roman, une mère de famille russe qui se réfugie dans la lecture et la solitude.

 

Il longeait maintenant le Canal Griboïedova à la courbe gracieuse. Parfois, il croisait des couples russes, se laissant charmer par la sonorité joyeuse de la langue slave. Il contemplait la multitude des ponts enjambant la Neva, chacun lui offrant une issue, un détour possible vers un ailleurs. Depuis les funérailles, il n’avait fait que courir partout. Ce voyage lui offrait l’occasion de penser à sa mère et de se replonger dans ses lointains souvenirs.

 

Il se remémore le film « Michel Strogoff » qu’ils regardaient en boucle dans son enfance, blottis l’un contre l’autre sur le canapé. Sonia appréciait la vitalité du grand froid et fuyait le Sud. Elle dévorait les auteurs russes, Andreï Makine, Irène Némirosvsky ou Nina Berberova, née à Saint-Pétersbourg. A Noël, un roman russe sous le sapin suffisait à la combler. Elle s’embarquait dans la lecture comme dans un navire au long cours. Il ne lui posait pas plus de questions sur ses lectures que sur son père inconnu, sans doute le héros de l’histoire dans laquelle elle se plongeait silencieusement. Il respectait son jardin secret.

En 1975, une interview d’Alexandre Soljenitsyne est diffusée à la télévision, à la grande joie de Sonia. Elle observe ce géant barbu, bûcheron à ses heures perdues, livrant son témoignage d’exilé. Il a fait construire une chapelle tapissée d’icônes près de sa maison dans le Vermont et a survécu à la tyrannie idéologique. « Il s’est battu pour la liberté », disait-elle d’une voix vibrante d’admiration.

 

Sa plus belle nuit, c’est à sa mère qu’il la doit. Il vient d’avoir 18 ans et souhaite devenir peintre, comme on s’invente un destin plus romanesque. Alors, Sonia organise un voyage hors-saison jusqu’en Italie. Ils iront du Lac d’Orta au lac Majeur, puis du Lac de Côme à Vérone et passeront une semaine à Venise, dépaysés par le défilé des ruelles qui s’entrecroisent, que l’on arpente sans penser à rien, au fil des canaux qui s’enfoncent dans la ville et disparaissent derrière les hautes maisons de couleur pastel, beige rosé, parme, bleue ou vert d’eau.

 

Un matin, il s’installe sur un pont et dessine les gondoliers dans leurs postures de navigation. D’un coup de pinceau, il détaille leurs entrechats, le talon qui s’appuie au mur en guise de gouvernail. Il visite la Gallerie Dell’Academia, située dans un ancien couvent. Là, il tombe en pamoison devant des toiles datant du XIVème siècle. Sa mère lui sourit, silencieuse, éblouie elle aussi. Comme elle semble heureuse lors de ce voyage ! Le charme irrésistible de Venise agit comme un philtre d’amour. C’est ce soir-là, sur la place Saint-Marc, alors qu’ils sont attablés à la terrasse du café Florian qu’elle se décide enfin à lui parler de son père. « Moi aussi je voulais devenir peintre et c’est ainsi que j’ai rencontré ton père, alors que je suivais des cours à l’Académie Impériale des Beaux-Arts de Saint Pétersbourg », lui confie-t’elle enfin. Au moment où Sonia prononce ces mots, il est en train d’observer les touristes alanguis qui déambulent sous la Tour de l’Horloge, le nez en l’air, les yeux rivés sur les douze signes du zodiaque dorés à l’or fin. Pour ne pas interrompre sa mère, il sirote son verre le plus tranquillement possible, guettant la suite. Débute ainsi sa plus belle nuit. Ces quelques mots échangés l’ont délivré de sa mélancolie. Peu lui importe que son père ait été gondolier, Prince russe, ou encore artiste déchu errant sur l’île Vassilievski. Ce qui résonne en lui si fort, c’est la rencontre de ses parents, leur amour, leur foi en l’avenir.

Alors, Sonia raconte son aventure. Elle est jeune alors, sa vie est pleine de promesses. Elle consacre tout son temps à la pratique de la peinture. C’est ainsi qu’elle croise le chemin de Iouri qui partage la même passion. « Iouri est un homme insaisissable, lui dit-elle, les yeux rêveurs. Il finira par abandonner la peinture pour se tourner vers la musique classique. Il part un matin sans laisser d’adresse ». Il la regarde, bouleversé. Il ne pensait pas qu’elle pourrait un jour évoquer son père ainsi, sans désespoir, avec autant de force.  « Toi, Aliocha, tu es né de cet amour, ajoute-t-elle à voix basse. Tu sais, j’ai fait son portrait avant qu’il ne disparaisse ».

 

Aliocha, assis dans un trolley-bus roulant vers l’île Vassilievski, médite sur les paroles échangées lors de cette nuit vénitienne, il y a quelques années déjà. Il lui semble que c’était hier. Il sort peu à peu de sa rêverie et débarque sur l’île. Depuis le quai, assis près des sphinx égyptiens, il contemple sur l’autre rive l’Académie Impériale des Beaux-Arts, lieu de rencontre de ses parents. Il n’est entré dans aucun musée depuis son arrivée à Saint-Pétersbourg. Les musées, où les visages et paysages sont emprisonnés dans des cadres étroits, lui paraissent cruels. Il est parti à la recherche de l’étincelle qui a précédé sa naissance. Il déambule à nouveau dans les rues, s’enfonce entre les bâtisses de l’île, au hasard des chemins. Il découvre sa ville natale. Voici le marché Chtchoukine dont le désordre l’attire. Des collectionneurs, les lunettes posées sur le bout du nez, arpentent les longues allées, guettant la perle rare. C’est un fouillis plein de gaieté, un bric-à-brac où le blizzard a soufflé trop fort. C’est alors qu’un tableau, oublié par terre contre un meuble, attire l’attention d’Aliocha. Sur la toile, un visage se détache d’un halo brumeux. Il se rapproche pour l’observer de plus près et enjambe les divers objets qui encombrent le passage. Il s’agit d’un jeune homme peint de face, au nez rectiligne, aux pommettes saillantes, aux yeux gris clair intensément fixés sur le spectateur. Toute la lumière émane du regard qui semble avoir été peint sur le vif. Le visage exprime une grande détermination et beaucoup de tendresse. Avoir fait poser quelques instant cet homme ardent semble miraculeux. Pris de curiosité, Aliocha se penche vers le tableau et en déchiffre la signature, avec une exclamation de surprise ravie car il vient de reconnaitre le nom de sa propre mère. La date inscrite correspond à la période du séjour russe de Sonia. Alors, avec un grand « Hourra ! », Aliocha s’empare du tableau, court vers l’antiquaire du marché Chtchoukine et s’exclame d’une voix émue, sans même prendre la peine de traduire : « J’ai retrouvé mon père ! ».

 

 

 

 

 

 

BEAUTÉ FATALE

Cécile GAILLARD

 

Il longea le musée Pouchkine, tourna sur le quai près de la piscine et, après un léger détour, revint sur ses pas. Grand comme un ours sibérien, large comme un tronc de mélèze, sa démarche nonchalante intriguait les passants. Il avait lutté contre son envie de poser sa toile et ses pinceaux dans le musée. Il y reviendrait le soir même, avant la fermeture à dix-neuf heures. En raison de son physique, les parents d’Alexeï l’avaient inscrit au concours de la police soviétique, malgré la volonté de leur fils qui clamait haut et fort qu’il souhaitait faire carrière dans l’art. Sa perspicacité, acquise grâce à son observation toujours minutieuse des toiles des grands maîtres, lui avait ensuite permis de gravir les échelons jusqu’à celui de commissaire.

 

En ce matin de janvier 1963, l’enquête sur les meurtres de quatre femmes venait de lui être confiée. La police moscovite avait traîné à intervenir. Pour la plupart de ses membres, ces assassinats étaient la conséquence logique du relâchement des mœurs entraîné par le processus de déstalinisation du pays et l’ouverture de ces immenses bains publics.

Alexeï, pragmatique et soucieux de retourner à son passe-temps de peintre amateur, voulait trouver le coupable au plus vite. Selon le dossier, mardi, jeudi et dimanche derniers les gardiens de la piscine avaient découvert des cadavres lardés de coups de couteaux. Et, ce mardi, en prenant leur service, ils avaient à nouveau appelé la police. Le corps d’une nouvelle femme trônait au bord du bassin central.  Allongée sur le dos, baignant dans une mare de sang, les yeux grands ouverts tournés vers le ciel, elle avait été achevée dans la même position que les précédentes victimes.

Pendant toute la matinée, il avait tenté d’interroger les employés de l’établissement thermal. En vain. Tous se dérobaient devant ses questions. Ils n’avaient rien vu, rien entendu. La peur du goulag gelait les langues. Après une longue pause déjeuner, lorsqu’un soleil rasant éclairait encore l’immense cercle aquatique, il avait quitté les vestiaires pour s’aventurer autour de l’eau. Emmitouflé dans sa chapka, il espérerait que les nageurs seraient plus coopératifs.

Avant même qu’il ait jeté son dévolu sur un témoin potentiel, une très vieille femme qui barbotait dans les eaux bouillonnantes lui saisit le bras. Elle venait de sortir de la piscine et résistait avec le sourire aux températures hivernales. Sa peau ridée pendait au niveau des cuisses tandis qu’une boule de graisse décuplait l’ovale de son ventre. Sous son bonnet de bain, ses yeux piaillaient. Malgré le froid et son physique peu avenant, elle voulait plaire.

- Vous aussi, camarade, vous devriez songer à faire de l’exercice.

Après quelques minutes d’hésitation, Alexeï trouva sa répartie.

- J’y pense, chère Babouchka. Mais avec ces cadavres qui s’amoncellent, je n’ai pas beaucoup de temps à consacrer aux activités physiques.

- Vous êtes de la police ?

- Tout à fait, je viens ici pour enquêter mais personne n’est très causant.

- C’est le mal de ce pays. J’ai grandi à Paris, la vie y était plus facile. Je suis disposée à vous aider car, que ne ferais-je pas pour un bel officier ?

- Vous êtes vraiment aimable. Vous connaissiez les victimes ?

- Mieux, j’ai vu les cadavres. Des coups de couteaux, légers, rapides, sur les jambes, les bras, et même le buste. Leur maillot de bain bleu était complètement déchiré. Les corps avaient tous été placés sur le bord de la piscine. A cet endroit précis, dans le prolongement exact de la fenêtre qui fait l’angle du musée.

De son index, la vieille désignait le bâtiment de style néo-classique qui accueillait les plus grands chefs-d’œuvre de la capitale soviétique.

En regardant l’édifice, le regard pétillant de la vieille s’assombrit. Ses petits pieds frappaient le sol à faire trembler les carreaux de céramique mal fixés au béton.

- Vous êtes très précise dans votre description.

- A chaque fois que je voyais les corps, je pensais à mon fils, à mon Piotr qui travaille là-bas. Un véritable amour, soumis et fidèle, il a le corps d’un homme mais le cœur d’un enfant. Il m’accompagne tous les jours dans cet établissement pour que je garde la ligne. Mes chairs flasques me dégoûtent et ma silhouette déformée rebute, et je suis devenue incapable d’attirer un homme tel que vous.

- Vous êtes trop dure avec vous-même.

- Flatteur ! Mais ce que je lis dans les yeux de vos collègues ou des autres nageurs est limpide. Je n’existe plus. S’ils savaient, pourtant, que j’avais la même allure que les victimes lorsque j’étais jeune : cheveux bruns, pulpeuse, avenante. Et regardez ce que nous sommes devenues. Défigurées par le temps ou le vice.

Alexeï s’étonnait de la tournure de la conversation. Cette femme qu’il avait d’abord prise pour le témoin idéal le conduisait contre son gré vers une piste qu’elle avait elle-même décidée. Il voulait cependant saisir la chance de se rendre au musée avant la fin de sa journée de travail. Sans prendre le temps de s’excuser, il se dirigea vers la galerie pour poser son chevalet dans la salle que la Française lui avait si expressément désignée.

Vers seize heures, il installa sa palette, sa toile dans la salle dédiée aux impressionnistes. Il observa les toiles les unes après les autres jusqu’à être happé par une toile de Renoir. Les propos de la vieille lui revenaient en mémoire. Il dessina l’ovale du visage, la courbe parfaite des lèvres carmin et par petites touches essaya de donner vie aux brunes pupilles chatoyantes. Malgré son âge, cette interlocutrice avait conservé le même regard envoûtant que le modèle, une joie de vivre qu’Alexeï attribuait à l’exubérance des soirées parisiennes. Puis il attaqua les mèches folles, les bras potelés, l’élégant corsage bleuté. Malgré la chaleur étouffante de la pièce, un frisson le parcourut. Les victimes avaient été choisies pour leur ressemblance avec ce modèle. Alexeï s’attela ensuite l’arrière-plan. Des coups de pinceaux agiles, brefs, presque retenus. Le coupable avait tué avec le même savoir-faire que l’artiste. Le commissaire n’avait jamais eu à résoudre une énigme mêlant peinture et crimes de sang. Pourquoi la vieille l’avait-elle conduit si rapidement devant le portrait-robot des victimes ?

L’esprit d’Alexeï vagabondait lorsqu’il aperçut le gardien rougissant, répondant aux questions d’une belle étrangère. La femme, jupe évasée, talon aiguille, selon la mode qui faisait fureur à l’ouest, le questionnait pour trouver les salles consacrées au Trésor de Priam. Il tordait ses mains, suait à grosses gouttes, incapable de donner l’information demandée. Las d’attendre une réponse, elle préféra quitter la salle.

Humilié, le gardien s’assura que le peintre n’avait rien saisi de la scène. Rassuré par la concentration quasi hypnotique du copiste pour sa toile, il s’immobilisa et entama une conversation avec Alexeï.

- Vous peigniez à merveille ce sourire angélique. Mais je ne crois pas que vous compreniez les souffrances qu’il puisse inspirer.

- Beaucoup plus que vous ne l’imaginez. Je le devine à la façon dont les paroles de l’étrangère vous ont offensées.

- Vous n’êtes pas seulement dessinateur, vous êtes psychologue et poète, dit-il en regardant vers les bassins de la piscine centrale. Mais la beauté n’est pas que paralysante. Elle est également obsession. Elle contraint les esprits faibles, comme vous et moi.

Alexeï leva les yeux vers le gardien et vit sur son badge les grosses lettres cyrilliques qui dessinaient son prénom. Il reprit pourtant son pinceau pour finir sa toile et ne vit pas Piotr tirer un long couteau du sac posé à côté de sa chaise.

- Mais vous n’aviez pas perçu le côté maléfique d’une femme qui ne peut plus plaire. Elle tue ses rivales et les hommes insensibles à ses charmes.

Tandis qu’Alexeï gisait à terre, Piotr se dirigea vers la fenêtre, exécuta un hochement de tête affirmatif à sa mère et quitta la pièce.

 

 

 

 

 

LE PEINTRE DE LA MOSKVA

Julien GUEHO

 

Il longea le musée Pouchkine, tourna sur le quai près de la piscine et, après un léger détour sous la lumière crue d’une lune d’octobre, il emprunta le pont des Patriarches et s’arrêta au-dessus de la Moskva. Les remous lents de l’eau en constante cristallisation renvoyaient, par à-coups pétillants, les reflets brisés du ciel nocturne. Il posa ses mains sur la rambarde en fer forgé, inspira à plein poumon et, comme synchronisés à son souffle, les lampadaires à doubles têtes s’allumèrent. Des grosses taches jaunes ponctuaient maintenant le sol pavé du pont. « Pile à l’heure. » siffla-t-il pour lui-même. Il sortit de sa poche une cigarette ; une vieille roulée sans filtre dont la feuille, tâchée d’humidité, gardait prisonnier un somptueux tabac aux arômes d’orge bruns. Il la cala entre ses lèvres, craqua une allumette, approcha la flamme peureuse de l’extrémité de la clope qui, déjà, rougeoyait de plaisir. Le goût s’étala sur son palais, s’infiltra entre ses dents, sinua le long de ses gencives et lui remonta d’un coup au cerveau. C’était comme dans ses souvenirs. Mais en plus fort encore. Il repensa à sa première taffe. Là-bas. Loin. Dans sa steppe natale. Son grand-père lui avait fourré le mégot dans le bec en lui souhaitant bonne chance. C’était le jour de son départ au collège. Il n’était jamais revenu sous la yourte familiale et, aussi triste que cela puisse être d’y penser, son grand-père n’était sans doute plus de ce monde. Une supposition qui se transforma pour Yuri en une quasi-certitude. C’était mathématique, en un sens... On ne vit pas cent ans quand on est nomade dans la région du lac Baïkal.

 

Il osa un regard sur sa gauche. L’imposante cathédrale du Christ-Sauveur, avec son teint pâle et sa gigantesque coupe au bol surmonté d’un épi d’or, l’observait sans broncher. Entre eux, personne. La place était vide. Les premiers froids avaient fait fuir les nombreux touristes chinois qui se déversaient en temps normal par cars entiers dans la ville. Les baroudeurs occidentaux, pour le peu qui en restait, s’étaient depuis longtemps entassés dans leurs bouis-bouis habituels. Les locaux, eux, étaient scotchés à leurs écrans télévisés, bien au chaud dans leurs appartements à s’empiffrer de bortsch, de bœufs fris, de patates en sauces ou autres pelmenis farcis à la viande d’on-ne-sait-pas-trop-quoi. Et demain, quand chacun retournera à sa routine de vacanciers, de chômeurs ou de travailleurs, qui ? se demanda Yuri. Qui prêtera attention à la véritable beauté qui les entoure ?

Moscou.

Cette ville rayonne par ses monuments. Son passé gravé à même la pierre et le ciment. Mais ce que Yuri aime de cette ville, ce n’est pas ça. Non. La véritable beauté se cache pour lui dans la nature brute qui la traverse. La Moskva. Le vent. Le froid. La neige. Les étoiles... « Plus personne ne regarde les étoiles », se dit-il en écrasant son mégot contre le plat de sa semelle.

 

Au fond, Yuri était un poète. Pas un de ceux qui écrivent en strophes, en rimes ou en alexandrins. Ni un de ceux qui s’évertuent à l’arythmie ou aux vers libres, non. Encore moins un de ceux qui pavanent, les cheveux bien peignés, dans les salons dorés et les galeries d’art. Yuri était un poète brut, rustre presque. Un poète sans phrases, sans mots, sans pensées. Un artiste de l’ombre. Un homme pour qui la joie émerge dans la solitude. Un amoureux des couleurs sobres et des paysages nocturnes. Un esprit subtil dont l’art devait se fondre dans l’instant. Discrètement. Dénué de toute fioriture. Paisible et vivace. Présent, concret, oui ! mais juste ce qu’il faut pour ne pas heurter l’œil outre mesure.

S’il avait été funambule, il aurait exercé sans fil, à même le sol. S’il avait été musicien, il aurait simplement sifflé entre ses lèvres, pas trop fort, comme un oiseau peureux la veille de son premier envol. Mais Yuri n’était ni funambule, ni musicien, ni comédien, ni clown, ni danseur, ni acrobate, ni jongleur, ni dompteur, ni quoi que ce soit d’aussi spectaculaire, d’aussi présomptueux.

Yuri était un peintre. Un poète du pinceau. Et sa spécialité était la peinture sur pavés.

 

Il agissait seul. Et de nuit.

De ses poches, il extirpa son gros pinceau en poils de martre et cinq tubes d’aquarelle. Or. Argent. Cuivre. Saphir. Émeraude. Puis, patiemment, de pavé en pavé, de point de couleur en filament discret, à-croupis, concentré à sa tâche, relevant de temps à autre sa tête pour saluer la lune, fermant les yeux pour se laisser bercer par les roulis du fleuve, humant l’air frais de la nuit moscovite, Yuri complétait son œuvre. Les formes jaunes, grises, rouges, bleues et vertes se mêlaient en un panache abstrait sur le pont des Patriarches. Il fallait prendre un peu de hauteur pour y discerner le parfait miroir de la Voie lactée.

 

Au petit matin, Yuri était déjà loin. L’aube amena avec elle les premiers flocons de neiges qui, bien vite, recouvrirent entièrement le sol de Moscou. Ce jour-là, l’œuvre du poète resta invisible aux yeux des passants.

Un autre jour passa ainsi.

Et un autre.

Quand le soleil revint enfin, la neige put fondre, laissant, le soir venu, une fine couche d’eau gelée à la surface des pavés. Toute la nuit, les étoiles s’y reflétèrent et seuls les lampadaires purent admirer ce dialogue silencieux entre l’œuvre de Yuri et la voûte céleste.

Le lendemain était un grand jour de cérémonie pour les orthodoxes de la cathédrale du Christ-Sauveur. La place était noire de monde. En traversant le pont des Patriarches, une petite fille secoua la main de sa maman et lui dit : « Mama, mama, tu as vu ?

— Quoi ?

— Là, sur les pavés !

— Quoi ?

— On dirait des bébés soleils aux couleurs de la lune.

— Allez, dépêche-toi Nina. On reviendra après si tu veux, mais on n’a pas le temps pour ça maintenant. Viens ! »

Et elles se noyèrent à la foule. Toute la matinée, des milliers de talons, de semelles, de chaussures, piétinèrent les pavés du pont. En un rien de temps, la peinture fut étalée, raclée, effacée et il ne resta plus rien de l’œuvre de Yuri. Tout avait disparu. Tout ? Non. Quoi que l’on fasse, quoiqu’il arrive, il y aura toujours le soleil, la lune, les étoiles, le vent, l’eau de la Moskva et le souvenir de Nina.

 

 

 

 

 

 

JE NE MANQUE DE RIEN MAIS JE MANQUE DE VOUS

Lôrence SETTINI

 

“La vie est passée avant qu’on ait pu vivre.”
Victor Hugo - La Légende des siècles

 

Il longea le musée Pouchkine, tourna sur le quai près de la piscine et, après un léger détour, il revint sur ses pas, laissant derrière lui les vapeurs chaudes des bassins de la Moskva, la gigantesque piscine extérieure construite à l’endroit même où fut posée la première pierre de la première Cathédrale du Christ-Sauveur détruite sous Staline. Toute la ville avait tremblé quand les explosifs avaient fait leur abominable travail envoyant le temple en éclats. Il avait fallu plus d’une année pour en faire disparaître tous les vestiges. Il se remémora la grande histoire qui télescopait la petite, la sienne, et il ne s’attarda pas. Quelque chose l’avait alerté : ce chemin n’était pas le bon. Son cœur s’était mis à battre plus vite alors même qu’il n’avait pas accéléré le pas. C’est en lui que quelque chose se révélait, lui indiquant que ce chemin n’était pas le sien. Il tituba légèrement et bouscula une passante à laquelle il n’adressa pas la moindre excuse, trop accaparé par cet affolement de sentiments, ce jour de printemps à Moscou. La passante était jolie et, séducteur, amoureux des femmes, il l’aurait habituellement remarquée mais le visage qui occupait ses pensées, à cet instant, effaçait tous les autres.

 

Il n’était venu qu’une seule fois dans cette ville. Avec elle. C’est elle qui lui avait rapporté l’histoire de la Cathédrale du Christ-Sauveur vécue par ses ancêtres dont elle avait retrouvé les témoignages. Elle avait voulu en savoir plus que ce que ses parents lui avaient appris sur sa famille. Elle voulait comprendre pourquoi elle se représentait la vie comme une succession ininterrompue d’effondrements et de reconstructions sans jamais de répit. Elle pensait trouver des réponses dans le passé et dans ses origines. Rien n’était tranquille en elle. Il l’appelait Babushka pour se moquer tendrement parce qu’elle disait qu’elle ne savait pas ce que c’était qu’être jeune. Elle l’était pourtant. Elle lui expliquait les mille vies en elle et lui disait que personne ne voyait son vrai visage et que peut-être, même lui, ne savait pas qui il aimait. Alors peut-être ne savait-il pas non plus qui l’avait abandonné quai Kotelnitchesky au pied d’un gratte-ciel, un jour d’octobre à Moscou. Elle avait disparu au bout du quai et il ne s’était pas douté qu’il ne la reverrait pas pendant deux décennies.

 

Il décida de rentrer en France quelques semaines après l’événement. À l’hôtel, il rassembla ses affaires pour les remettre à la réception. Elle était partie sans aucun de ses bagages. Il garda seulement le petit carnet rouge qui était sur la table de nuit. Il l’avait observée quelquefois écrire avec frénésie. Certaines nuits, des larmes coulaient sur ses joues puis s’écrasaient sur les lignes du papier crème. Il ne lui avait pas demandé ce qu’elle consignait sur ces pages, elle ne lui en avait pas parlé. Une fois rentré à Paris, il rangea le carnet dans un tiroir de son bureau. Il eut parfois la tentation de l’ouvrir pour essayer de comprendre. Mais l’appréhension de ce qu’il aurait pu y découvrir et surtout le respect de l’intime avaient finalement dicté sa retenue. Il connut pendant les années qui suivirent des périodes de grande confusion et régulièrement, le souvenir de ces quelques nuits et quelques jours passés avec elle venait le hanter. Il ne chercha pas à la revoir mais il souffrait à l’idée que cela ne se produise plus jamais. Il espérait que le hasard les mettrait un jour en présence l’un de l’autre.

Il mena une insolite double vie. L’une tout à fait ordinaire et apparente, qui le faisait aller et venir, agir dans le monde, rencontrer des gens, parler avec eux, travailler, tomber amoureux même, et l’autre bien réelle pour lui seulement, intérieure et entièrement faite de cette absence irrésolue et du désir inassouvi de cette femme. Passante comme d’autres avant elle, elle était devenue sans le savoir, passagère au long court de la vie de cet homme. Il portait en lui l’histoire impossible dont elle s’était défaite en disparaissant et cette disparition inexpliquée lui imposait de la vivre seul. Pour elle, il éprouvait un sentiment d'amour très pur qui ne s’était pas dissipé avec le temps, et à la fois, il était entraîné dans une profonde mélancolie. Il sentait la tristesse derrière ses paupières et pensait que cela se voyait. Il s’imaginait que ceux qui le croisaient distinguaient cette peine singulière qui rougit parfois le gris des yeux.


Il reçut le télégramme un soir et prit sa décision le lendemain matin après une nuit agitée. Les questions affluaient. « Qui es-tu maintenant ? As-tu trouvé ton vrai visage ? As-tu décidé de n’être qu’une ou de rester multiple ? Es-tu apaisée ou bien le moindre bruissement de ce monde devenu fou vient-il toujours te briser et te blesser ? »  Lui sentait désormais que le temps avait filé, son corps avait changé d’âge. Sa mémoire lui faisait parfois défaut. Il se souvenait de son sourire mais avait une hésitation sur la nuance de bleu de ses yeux. « Te souviens-tu de nos marches au bord la Moskova ? Je tenais dans ma main ton poignet tatoué. Tu riais. » Elle lui avait dit que cette petite phrase tatouée était un poème très ancien difficile à traduire. « Te souviens-tu de ta fureur quand j’avais insisté pour savoir ?  De quoi te souviens-tu ? ».  Il se demanda si c’était un souvenir ou un remord qui l’avait poussée à lui adresser ce télégramme. En acceptant d’aller à ce rendez-vous, il mettait à l’épreuve sa vie apparente construite pour ne pas sombrer. À la veille de ce nouveau départ, il n’oublia pas de mettre le carnet rouge dans sa valise. 

Pendant le trajet de l’aéroport Vnoukovo au centre-ville, il eut l’impression que son corps et son âme se séparaient. Une douleur intense lui saisit la poitrine. Il baissa la fenêtre et l’air vint gifler son visage. Il pleura. Il pleura son amour perdu sur le sol russe où il revenait et ce retour vers le passé était vertigineux. L’hôtel était situé sur les rives de la Moskova, à l'est de la place Rouge et du Kremlin. Le Rossiya était le plus grand hôtel de la capitale et comptait plus de trois mille chambres. Elle était peut-être dans l’une d’elles, comme depuis vingt ans perdue dans l’immensité. Il resta assis plusieurs heures, sans bouger, sur le lit de la chambre réservée pour quelques jours. Inconsolable. « Tout ce qui n’a pas été vécu ne le sera guère », pensa- t-il, pleurant alors aussi un passé qui n’avait jamais existé. Il saisit le petit carnet rouge. Sur la dernière page, il fit glisser la plume et s’appliqua Je ne manque de rien mais je manque de vous. Ces quelques mots si simples disaient tout de sa vie. « Ce sont ceux que je lui dirai quand elle me demandera comment je vais », pensa t’il.  Il enfila sa veste noire, glissa le carnet dans la poche intérieure, avec l’idée de le lui rendre. Il sortit de l’hôtel une vingtaine de minutes avant l’heure de leur rendez-vous. La ville n’était ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. Il longea le musée Pouchkine, tourna sur le quai près de la piscine et, après un léger détour, il revint sur ses pas. C’est alors que les sirènes retentirent et que tout s’accéléra autour de lui l’empêchant de s’éloigner. Il se laissa emporter par la foule jusqu’à l’attroupement un peu plus loin. Un corps, un corps gisant et un taxi jaune en travers de la chaussée. Il vit son poignet découvert.

 

Il décida de rentrer en France quelques jours après l’événement.

À la réception, il feuilleta la Mokovskaïa Pravda. La photo laissait entrevoir le poignet. Il demanda à la réceptionniste si elle pouvait traduire pour lui le tatouage. « Nous pouvons traduire par quelque chose comme je ne manque de rien mais je manque de vous ». Elle sourit.  Il referma le journal sur le carnet rouge, laissa le tout sur le comptoir et monta dans le taxi.

Quelques heures plus tard, dans l’avion, sur l’intérieur de son poignet protégé par un film transparent, il sentait l’encre noire et vagabonde passer de l’autre côté de sa peau.

 

[1] Saint Nicolas des Tisserands.

[2] Aujourd’hui Nijni Novgorod.

[3] Enfants abandonnés ou délinquants qu’on entassait dans des foyers appelés « refuges ».

[4] « Le Rouge »

[5] Passeport intérieur qui donne le droit de séjourner dans la capitale.