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OCTOBRE RUSSE 2020 - Le palmarès du concours d'écriture
116 textes reçus, 100 textes notés (dont certains en provenance de Belgique, Espagne, UK, Haïti, Pologne, USA, Suisse et Congo), 10 textes sélectionnés. Le jury, présidé par Alain Roquefort (https://www.babelio.com/auteur/Alain-Roquefort/318462), a rendu son verdict. Voici le classement tant attendu de ces 10 textes :
1er prix - L’écrivain - Jacques LAGROIS
2e prix - En attendant le 19 août -Jean-Claude VERGNES
3e prix - Fugue en bleu -Isaure CATHELINEAU
4e au 10e prix (par ordre alphabétique du nom de l’auteur)
Katia - Jean-Marie CUVILLIEZ
Aux origines - Mathilde GOEURY
Les fleurs de Nadejda - Hélène GOFFART
Le petit frenchie - Anne-Claude HENRIOT
Borovinka - Annick PLENACOSTE
Les fruits défendus - Christine REVUZ
L’héritage de Tchernobyl - Éric VASSEUR
L'association Pouchkine 82 remercie le jury et les partenaires (notamment BLUE WHALE) pour leur participation à ce concours dont elle espère qu'il pourra être réitéré dans de meilleures conditions, sans oublier l'ensemble des auteurs pour leur talent et leur créativité.
Quant aux heureux lauréats, nous leur adressons toutes nos félicitations.
Merci, encore bravo et à bientôt !
Поздравляем !
 

1er PRIX

 L’ÉCRIVAIN

Jacques LAGROIS

J’ai du mal à trouver le sommeil alors me réveiller en pleine nuit malgré les dix mille huit cent trente-trois moutons comptés et alignés de l’autre côté de mon oreiller, ça m’irrite. Surtout quand j’ouvre les yeux, qu’elle ne dit rien, et me regarde avec ce regard inquiet ; à croire qu’elle me veille. Mes angoisses, j’aimerais bien les partager, mais pas avec elle. Elles deviendraient aussitôt siennes et le poids qui pèse sur mes épaules n’en serait qu’alourdi. Alors je fais comme si tout allait bien et je me cache pour chialer. Je suis un homme, merde.

En septembre 2016, au sortir de Mariinsk, son amour, sa compassion m’avaient aidé. Aujourd’hui, je me rends compte que j’ai ajouté de la dette à l’affection que je lui porte. Je supporte mal et je deviens désagréable comme si elle était responsable de mon passé, du mal que m’a fait la vie.

Mariinsk, le seul fait de prononcer ce nom braque déjà ton interlocuteur. Tout le monde ou presque sait qu’il s’agit d’une colonie pénitentiaire où les animateurs dévoués sont payés par le FSB ex KGB. Un lieu où l’on peut t’arracher les ongles pour un regard jugé désobligeant, où l’on te tombe dessus à coups de matraques pour un mot murmuré au réfectoire. Un lieu si enchanteur que les coups de ceinturon de mon vieux, les jours de vodka, soit un jour sur deux, ressemblaient à des preuves d’affection. Un lieu d’où l’on sort brisé ou chargé de haine.

Quand je suis revenu à Moscou, la merde semblait être restée à peu près la même qu’à mon départ quatre ans plus tôt, avec pourtant une grosse différence, ma tribu était dispersée. La taule, les overdoses, les coups en avaient eu raison.

Les retrouvailles que j’avais imaginées pour le retour de l’enfant prodigue tournèrent court. Mon père, de son côté, m’avait fait savoir qu’il ne m’attendait pas,  ce qui somme toute mettait une distance respectueuse entre son ceinturon et mes reins. J’avais vingt ans et il ne me restait rien. Ce qui m’attendait ? Dépression, alcool, prison ou cercueil. Douces perspectives pour un garçon perdu dans un monde qui ne l’avait pas attendu.

Heureusement, Lena habitait toujours son petit paradis au dernier étage d’un immeuble construit pendant les années du « camarade » Krouchtchev et dont les fenêtres donnent sur une rue  et trois lampadaires. Il y règne toujours une odeur de choux bouillis comme si l’appartement, par capillarité, absorbait depuis toujours les relents des soupes des niveaux inférieurs. Le papier peint jauni du deux pièces était et est toujours recouvert d’affiches du Che, d’Anna Politkovskaïa et de quelques groupes rock engagés aujourd’hui disparus. Pour autant et ce n’est pas rien, l’endroit bénéficie du chauffage collectif, une attention du camarade secrétaire au peuple travailleur.

Quatre années de camp pour trente grammes de shit, après un procès expédié en cinq minutes montre en main. « Estime toi heureux : les procès de Moscou, c’était plus long et tu finissais dans les caves de la Loubianka » c’est ce que m’avait dit un gardien qui se voulait drôle.

Il a fallu que je m’adapte très vite. Je n’étais pas le dernier à rendre les coups, cela m’a évité les viols, les passages à tabac. Avec l’habitude, je respirais les salauds à dix mètres. Je me faisais un devoir d’éviter de fâcher les gardiens, d’être un élève attentif à des cours de morale datant du tzar, un truc qui semblait anachronique dans un centre qui se voulait de rééducation. J’étais présent à tous les offices du prêtre orthodoxe et je marchais au pas en ne manquant pas de donner des coups de latte à ceux qui jalousaient ma force de caractère. Celle-là, je la cachais sous le même crâne tondu que mes coreligionnaires. Eux, je m’en méfiais autant que je le pouvais. Jusqu’au jour où j’ai fouillé leurs regards, cherchant à lire ce que cachaient ces pupilles qui reflétaient les murs de nos geôles et les uniformes du FSB. Je cherchais le littéraire, l’ironique, le politique… Celui qui « les » provoquait.

Depuis quelques mois, les murs des latrines étaient devenus écritoire. Des phrases se construisaient petit à petit, mot après mot, sur plusieurs semaines, afin, sans doute, d’échapper aux éventuels curieux.

« Babouchka n’en pouvait plus des koulaks qui confisquaient tout le fermage et le gardaient sous leur lit »

« La Lada avançait lentement entre les hautes herbes, lestée des 38 caisses de pommes récoltées la veille dans le verger de la datcha ».

« Le blé poussait si dru qu’un homme aurait pu marcher sur les épis sans qu’ils se couchent »

Gloire au petit père des peuples ? Ironie cinglante ? Humour ? Il était difficile de le savoir : l’auteur ne donnait pas les clés. L’absurde apparaissait là sous une lumière crue. Le transgresseur à l’ordre établi et contrôlé de Mariink semblait dire « démerde toi avec ça », libre à toi d’y voir du foutage de gueule de notre très chère URSS et ses plans quinquennaux ou un concours de prose dans un lieu ou pas un bouquin ne circule. Chacun jugeait. Quand je dis chacun, cela ne représentait pratiquement personne. En fait « chacun » semblait se foutre de ces messages comme des prêches orthodoxes de la fin de semaine… enfin au début… Au bout de la septième phrase, il y eut un frémissement du côté des gardes ; ce qui eut le don de nous amuser dans un premier temps. Au premier mot qui annonçait la huitième, la répression commença. On nous fit repeindre les murs, pourtant recouverts de salpêtre, afin d’effacer le délit. On chercha les outils qui avaient servi à graver le ciment. On en trouva une trentaine,  bricolés à partir de tout, de rien. Certains prirent le chemin du mitard. On cherchait le coupable, on ne le trouvait pas.

La faute, selon l’autorité du camp, n’était pas ces messages, que l’on aurait pu attribuer à tous les membres du Politburo des années cinquante, mais la dégradation des murs pourris qui nous accueillaient. En fait, ce qui dérangeait nos gardes chiourmes c’est que quelqu’un « pensait » et dans cet univers où seules les fonctions primaires étaient de rigueur, ça leur foutait la trouille. Chier, pisser, manger leur bouillie infâme, marcher au pas, arracher l’herbe avec les mains, fabriquer des briques pour dix roubles par mois, ça c’était la vie. Le reste représentait un danger pour eux et donc indirectement pour nous. Nous étions en 2014, nous avions tous, peu ou prou, un avis assez tranché sur le régime de Staline, Kamenev et compagnie. Ces assemblages de lettres auraient du faire rire. Va savoir ce qui se passe dans la tête des flics ; eux, ne riaient pas.

On promit une réduction de peine à qui dénoncerait.  Pour quelques semaines gagnées, chacun d’entre nous aurait dénoncé sa mère. Ils avaient réussi. « L’écrivain », c’est comme ça qu’on le nommait, était seul contre tous. Bien sûr, personne ne l’aurait avoué mais surveiller discrètement ses voisins était devenu le sport des détenus de Mariinsk.  Notre leitmotiv ?  Sauver notre peau.

La traque dura deux semaines jusqu’à ce mardi où il fut démasqué. Le rituel, car il s’agissait bien d’un rituel, fut respecté à la lettre. L’auteur fut « embarqué » publiquement. Le repas du midi fut brusquement interrompu par une escouade d’uniformes marron qui s’emparèrent de lui. En l’espace d’une minute, il fut soulevé par deux gros bras et sorti du banc où il était assis. A peine eut-il le temps de porter à sa bouche la première cuillère de bouillie de gruau qu’il fut éjecté du réfectoire. Quelques secondes plus tard, c’est comme s’il ne s’était rien passé, pourtant l’un de nous avait disparu et avec lui son assiette et son verre. Le silence régnait avant ; il régna après. Le reste fut une histoire de regards… inquisiteurs.

Personne ne sut ce qu’il était devenu. J’ai fini mes quatre années dans la haine. Des nouveaux arrivèrent, d’autres partirent. On ne parla plus que de loin en loin de « l’écrivain ». Personne ne prononça jamais son nom : le mot « l’écrivain » était une sorte d’hommage. Personne ne sut jamais qui l’avait « donné ».

Sauf … Moi.

2e PRIX

EN ATTENDANT LE 19 AOÛT

Jean-Claude VERGNES

Sous un pastel de nacre, la brume hivernale diluait les vergers dans l’horizon. Perdu dans ses rêves, il voyageait. Au loin, silencieuse et floutée, la Lada avançait lentement entre les hautes herbes, lestée des 38 caisses de pommes récoltées la veille dans le verger de la datcha.

Midi sonna. Tel un automate, il arrêta la taille et descendit de son escabeau.

Sur le chemin qui le ramenait chez lui, il croisa le pick-up Ford et son chargement de palox qui regagnaient poussivement le domaine du Val de Garonne. Trois mois s’était écoulés, depuis que le Yablochniy Spas était entré dans sa vie et avait tout bousculé. Précisément, quand que ses mains avaient fait défiler des centaines de fois ces images sur papier glacé. Des femmes de toute beauté, entourées d’enfants émerveillées, tous drapés dans leurs costumes traditionnels, qui présentaient l’offrande à un prêtre. Il n’en avait pas cru ses yeux. Là-bas, si loin, à Krasnodinovo, dans la république du Tatarstan, les chrétiens orthodoxes bénissaient les pommes ! Le fruit de sa vie, de son histoire, était ainsi célébré. Et il n’en avait jamais rien su !

Alors tout s’était accéléré dans son petit univers. Il allait ressusciter la célébration du Premier Sauveur des pommes, ici, maintenant, demain, l’année prochaine. Ou dans une autre vie, peu importe, mais il rapatrierait cette vénération sur sa terre d’Occitanie. Et il en serait le maitre de cérémonie. Un dix-neuf août prochain, il en était certain,  il marcherait fièrement en tête de la procession, donnant le bras à sa belle Eléna. 

Tombé par hasard sur cette revue, il avait écrit comme on lance une bouteille à la mer,  à la  coopérative agricole de Kazan, capitale d’une petite république russe de quatre millions d’âmes. Le fils du patron, qui portait Antoine dans son estime, lui avait offert  l’aide d’internet pour la traduction. Il aimait cet homme énigmatique et solitaire, qui avait toujours la tête dans les nuages, mais fort heureusement les mains à la bonne hauteur.

La bibliothèque municipale était son royaume. Normal, pour ce vieux célibataire la littérature était sa seule maitresse. C’était là qu’il validait les visas pour ses rêves. Avec tous ces livres, il s’était bâtit une forteresse, un monde clos où ne s’échappait, que de manière éthérée, ses multiples vies. Elles étaient toutes fantasques et diverses. Il avait fait l’amour à plusieurs princesses, aux dames de la nuit, fait du théâtre, il était mort en héros sur des champs de batailles, sombré avec le Titanic, construit des cathédrales, braqué des banques, dompté des lions… Acteur principal, il ressuscitait pour changer de peau à chaque nouvelle lecture. L’hiver, ses avatars naissaient près de la cheminée, l’été sur la terrasse. Souvent, par des nuits dégagées, il plantait ses yeux au ciel pour surprendre des planètes inaccessibles. Pas les étoiles, juste les dix  planètes du  zodiaque, hormis le soleil qu’il côtoyait suffisamment en journée. Après tout, disait-il, ce ne sont que des grosses pommes qui ont échappées aux dents de Eve. Enfant, on lui avait dit qu’elles avaient tracé de sa destinée…

A sa dernière visite en ville, il avait fait sourire la bibliothécaire, un peu surprise, en emportant Tolstoï, Gorki et Pouchkine. Sa tête était à l’Est depuis bien longtemps.

Sa première demande  atterrit par un novembre glacial sur les bords de la Volga. Ce courrier avait  surement du les surprendre. Mais la simplicité et l’originalité de sa teneur éveillèrent beaucoup de curiosité. Ses multiples questions sur ces célébrations religieuses ranimèrent la fierté russe.

 En s’approchant de sa petite maison, Antoine repensait à tout cela. Lui, timide et  introverti au possible, n’aurait jamais pu imaginer avoir …  Avoir quoi, en fait ? Rien, et tout à la fois. Juste une, puis deux, puis trois  réponses. Et peut-être quatre, qui sait ! Comment nommer un rêve que l’on pourrait toucher du doigt ?

A sa première lettre, Eléna, la secrétaire bilingue de la coopérative de Kazan, lui avait détaillé dans un excellent français, les traditions orthodoxes de cette cérémonie. En retour il s’était épanché en mille et un détails sur son métier, sa passion de la lecture, son quotidien étriqué si particulier. Surprise par la douceur de son écriture, mais surtout intriguée, elle avait continué de correspondre, touchée par la candeur de cet inconnu.

Dans sa dernière correspondance elle lui demanda de lui retourner par  mail, quelques photos de son environnement. Histoire de donner consistance à ce curieux personnage, mais surtout de vérifier ce qui se cachait derrière cette belle encre noire.

Antoine s’était brusquement senti désarmé. Aujourd’hui, se réveiller à cinquante ans, sans ordinateur ni téléphone mobile était un obstacle auquel aucun de ses nombreux personnages littéraires n’avaient été confronté.

Alors il s’acheta un appareil photo, mitrailla les vergers, les plus belles variétés de pommes, sa maisonnée, et pour finir, se photographia en compagnie de ses trois chats. Il était souriant et ses yeux pétillaient de bonheur. Il devenait le seul homme au monde à faire des selfies avec un polaroid.

Sa réponse fut longue et s’étira sur plusieurs pages. Ses mots étaient veloutés. Ils avaient le sucré d’une golden qui sort du four et ses lettres étaient rondes comme les grosses Fuji que l’on devinait rougir de timidité, comme le font souvent les pink lady. Et bien sûr, c’était complètement décalé et sa demande improbable. Sinon cela n’aurait pas été digne d’Antoine.

Les photos, l’enveloppe spéciale, l’affranchissement lui avaient couté un bras. Il espérait que le ressac avait bien ramené la bouteille sur le bureau d’Elena.

Midi vingt, devant sa maison.

La clé délivre sa boite aux lettres. Son cœur s’emballe. Elle est là ! Il lâche son sac et s’engouffre chez lui. Il s’enferme dans sa chambre en expulsant les chats. Pour la première fois cet espace leur est interdit. De colère, ils miaulent à fendre les cloisons. Il n’en a cure. Il veut être seul. Surtout que rien ni personne ne vienne le déranger.

Il prend un foulard dans l’armoire et l’étale sur son secrétaire. Il y dépose la lettre. Attends que le heurtoir dans sa poitrine s’apaise. Il transpire. Ses mains tremblent. Il respire profondément. Enfin, il se calme. Il prend son coupe papier. Délicatement, il opère l’ouverture. De sa main gauche il lui ouvre les lèvres. Il devine. Il voit. Ses yeux s’embuent de larmes, donnant de la brillance au trésor. De sa main droite, délicatement, il saisit la pince à épiler.

Il l’insère. Il serre. Lentement il la retire.

Sur le coton bleu repose une mèche blonde.

3e PRIX

 FUGUE EN BLEU

Isaure CATHELINEAU

La Lada avançait lentement entre les hautes herbes, lestée des trente-huit caisses de pommes récoltées la veille dans le verger de la datcha. On aurait dit un navire bleu filant tranquillement sur une eau verte, son étrave métallique fendant les vagues pour laisser glisser la coque derrière elle. Le sillage de grandes touffes d’herbe aplaties au passage des roues semblait se dissoudre derrière la voiture et la prairie restait comme intouchée.

La vieille dame se sentait rassurée. Par chance, les hautes herbes rendaient la fuite discrète. Sans elles, la couleur bleue de la Lada aurait été trop facilement repérable. « C’est parfait, avançons, chaque tour de roue nous éloigne un peu de cette foutue datcha. » se dit-elle gaiement.

Plus loin les herbes raccourcirent et le terrain devint plus irrégulier. Malgré les amortisseurs efficaces du 4x4, ça secouait de plus en plus fort.

« Quelle malchance de me retrouver à trimballer cette ridicule cargaison de pommes… » se lamentait la vieille. Ironiquement, elle s’était enfuie avec trente-huit caisses de pommes dans le coffre. Trente-huit ! Ça débordait de tous côtés, chaque cahot se faisait sentir plus durement, avec un tel poids.

« Que vais-je faire de ce chargement ? J’ai beau être encore robuste, je ne peux physiquement pas enlever toutes ces caisses une par une. Suis-je condamnée à traîner ce boulet ? » La vieille réfléchit un moment. « Il faudrait les renverser », conclut-elle.

On aurait pu penser, en la voyant transporter cette cargaison de pommes, que la vieille dame était encore utile à quelque chose, là-bas, dans sa datcha. Ou bien avait-elle volé ce butin ? Mais non, c’était un simple hasard. Ces caisses avaient été déposées dans le coffre provisoirement, en attendant de faire de la place dans le cellier. Elle, on ne lui demandait plus rien : on l’avait tout bonnement mise au placard.

« S’ils avaient seulement pris un peu de temps pour me soigner ! » Mais les vieilles, on les mettait de côté, on leur accordait à peine de temps à autre un regard attendri. Jamais ils ne la bichonnaient, à peine s’ils la nourrissaient encore. « Ils me laissaient pourrir… pensa-t-elle avec dégoût. Ils auraient voulu me voir morte et enterrée. »

Avec les années, la fière aventurière avait vu la jeunesse s’introduire dans la datcha : une cohorte de jeunes plus puissants, plus sportifs, avait peu à peu envahi son espace. Roulant des mécaniques, sans daigner baisser vers elle leurs yeux hautains et sans éclat, ils avaient pris sa place, son rôle et sa passion. Sous prétexte de la ménager, on l’avait écartée de toutes les expéditions intéressantes. Si seulement elle avait pu les remettre à leur place, moucher leur arrogance, s’imposer ! Mais elle était privée de parole. On lui fit une petite place ridicule dans un coin, à l’écart : elle passait là ses journées, muette et délaissée, réduite à subir les moqueries des petits enfants qui venaient jouer autour d’elle. « Quelle triste fin pour une aventurière », ruminait-elle.

La vieille dame se secoua. « Au diable toute cette amertume. Je suis libre à présent ! », s’écria-t-elle avec vigueur. Ils n’allaient pas y croire, en ne la trouvant plus dans son éternel petit coin ! Elle s’imaginait avec contentement la stupeur que sa disparition allait produire.

Au détour d’une petite colline, la vieille avisa une bosse plus haute et plus pentue : la manœuvre était ardue mais réalisable. Se débarrasser de son fardeau, enfin ! Il fallait courir le risque. Malgré son grand âge, elle avait encore confiance dans sa maîtrise du volant. « Davaï ! » s’écria-t-elle en s’élançant. La Lada grimpa de côté, pencha, pencha, ses roues dérapaient sur la terre humide. La vieille crut que le poids des caisses, qui glissaient mais ne tombaient pas, allait l’entraîner dans une chute fatale. Or à l’instant précis où la voiture allait basculer, les caisses se détachèrent du fond de la voiture, elle fit faire un brusque quart de tour à son volant et plaqua sa pédale d’accélérateur contre le plancher. La Lada pivota et retrouva l’équilibre. Toutes les caisses s’écrasèrent au sol et les pommes projetées en l’air retombèrent en pluie tout autour d’elle. La vieille contempla ce spectacle avec satisfaction. « Je n’ai rien perdu de ma légendaire agilité » se rengorgea-t-elle.

La fin d’après-midi était splendide. Ces premières heures de la vie de fugueuse l’enchantaient. Elle contemplait la beauté rude du paysage qui ondoyait autour d’elle. Des champs, des collines, d’autres vergers qui n’étaient pas les siens, d’autres datchas qu’elle contournait de loin. Elle se sentait sur le qui-vive, comme dans ses anciennes aventures. Elle renouait avec sa nature intérieure, l’appel de l’exploration, le défi des pentes abruptes et des chemins aux ornières profondes. Elle s’imagina telle la chèvre de monsieur Seguin, fuyant son maître et son piquet, courant vers la montagne. Allait-elle aussi rencontrer le loup, sous la forme d’une blessure, du froid, de la soif ? Qu’importe, elle était prête à affronter tous les périls.

Elle comparait sa liberté gagnée aux longues journées d’avant, coincée là-bas, soumise aux ricanements des enfants. Oh bien sûr, le vieux parfois la défendait : « C’était ma plus fidèle compagne », disait-il en chassant les gosses. « Ah si elle pouvait répondre, évoquer avec moi tous ces souvenirs ! » Il la regardait d’un air tendre. Sans une parole et sans un geste, la vieille lui rendait son bon sourire. Lui, c’était le seul qui pouvait lire dans son visage indéchiffrable et immobile, la complicité, la joie, les yeux rieurs. « Je me pavanais avec toi, lui murmurait-il, tout le monde m’enviait. Nous étions si heureux ensemble. Jamais tu ne serais partie avec un autre. Et jamais je n’ai voulu te quitter. » Il posait une main sur elle, qui vibrait encore à ce contact et à cette évocation.

Et voilà, c’était elle qui l’avait quitté la première. À quoi bon ? Elle se sentait si vulnérable, elle savait bien que la nature sauvage était hostile, qu’elle n’était pas faite pour y survivre seule. Pourtant c’est ici qu’elle se trouvait à sa place. Tout, plutôt que rester à dépérir, là-bas. Il n’y avait rien à regretter. Pas même la tendresse nostalgique du vieux.

L’ombre gagnant du terrain, elle chercha un refuge pour la nuit. Elle trouva pour se blottir une petite caverne creusée dans un rocher et s’éveilla avant l’aube : le sol était gelé et blanc. Le froid était si intense que la vieille dame sentait tous ses membres glacés. Elle se demanda si le moteur pourrait redémarrer. Plusieurs fois elle insista, secoua, grogna. Le moteur finit par se lancer. Qu’importait le froid : cette liberté trouvée, c’était là toute sa richesse. Elle reprit son chemin, déterminée. Cette journée lui semblait encore plus belle que la précédente. « Chaque seconde de vie ici vaut des dizaines d’années à la datcha » pensa-t-elle.

Soudain, une roue glissa et sous les herbes folles apparut un grand vide. L’angoisse l’attrapa d’un coup... Ah le voilà, son loup, ouvrant sa grande gueule, faisant étinceler sous la lune ses dents de pierre cruelles et aiguisées, qui bavaient de neige par endroits. Les voilà, ces crocs, qui la déchiquèteraient tandis qu’elle sombrerait au fond de son gosier. D’abord elle lutta, freina des quatre roues, braqua son volant pour esquiver la falaise, mais rien n’y fit, les freins glissaient sur les herbes mouillées, les roues se bloquèrent et happée par l’avidité du gouffre, elle ne put s’échapper. C’est ainsi qu’elle disparut, avec toujours la même expression joyeuse et tranquille qui jamais ne l’avait quittée. Libre, seule, sans maître ni chauffeur.

On ne retrouva jamais sa carcasse. Et là-bas dans la datcha, tout courbé par les ans, les lueurs du feu se reflétant dans ses yeux aimants, le vieux raconte encore que sa fidèle Lada n’est pas morte mais que dans un dernier élan, étendant autour d’elle ses portières bleues, elle s’est envolée par-dessus la falaise. Loin, très loin, vers le paradis des Lada.

4e au 10e PRIX


KATIA

Jean-Marie CUVILLIEZ

La Lada avançait lentement dans les hautes herbes lestée des trente-huit caisses de pommes récoltées la veille dans le verger de la datcha. Le vieux pick-up peinait sous la charge. Vania avait choisi de passer par les prés, un trajet plus long mais plus sûr que le chemin creusé d’ornières. Plus haut, se souvenait-il, à la lisière du bois de bouleaux, courait un chemin empierré. Il le prendrait, roulerait jusque chez lui.

L’isba lui apparut un peu plus loin, au détour du bois. Il la reconnut, s’arrêta. Enfant, il était venu ici, avec son père, labourer la parcelle qui jouxtait l’habitation. Elle appartenait à un médecin qui venait y passer ses étés. L’âge venant, il l’avait délaissée, vendue ; on n’y était plus allé. Douze ans avaient passé peut-être. A présent, derrière la frêle palissade, le jardin n’était plus que friche où se dressaient de jeunes bouleaux. Vania hésita, puis écarta le portillon, monta les marches du perron. La porte était entr’ouverte. Il frappa, appela, et, sans réponse, poussa le panneau de bois. Il régnait dans la pièce une semi-obscurité. A la lumière jaunâtre d’une lampe à pétrole se révélait un maigre mobilier, une table, quelques chaises, un buffet, et face au poêle, un fauteuil à oreillettes. Sur le mur du fond luisait faiblement une icône près d’une étagère où s’alignaient cinq matriochkas.

Alors qu’il s’apprêtait à ressortir, à faire le tour de l’isba en quête de quelqu’un, une voix, venue du fauteuil, se fit entendre. « Je suis ici. Je m’étais endormie. Entre. Approche, que je te voie. Qui es-tu ? » Vania revint sur ses pas, contourna la table, et la vit. Elle était assise au profond du fauteuil. Une vieille femme, une babouchka toute menue, les jambes enveloppées dans une couverture de laine. Ses mains tavelées, posées sur ses genoux, enserraient un chapelet, en égrenaient les perles de buis. Vania dit – Bonjour Babouchka. Je suis Vania. Vania Serguief. J’habite la cidrerie. Je venais ici, dans le temps – La babouchka lentement émergeait de son sommeil, sortait de sa confusion, cherchait quel était le visiteur. Puis renonçait. « Tu m’as apporté une pomme, petit père ? » Vania tira de sa poche un fruit et le lustra sur la manche de sa vareuse. La babouchka levait vers lui des yeux gourmands. Il demanda si elle voulait qu’il la pèle. Elle hocha la tête. Alors Vania ouvrit son couteau, pela la pomme, la coupa en petits quartiers, prit sur l’évier une assiette, les y déposa, puis aida la babouchka à sortir du fauteuil, à s’asseoir à table.

Lentement elle portait chaque morceau à sa bouche, savourait chaque bouchée. Quand elle eut terminé, elle demanda à Vania qu’il descende les matriochkas de l’étagère et les pose sur la table, devant elle. Alors, tendrement, elle se mit à les chérir, commença par la plus grande, celle d’un bonhomme, rougeaud, moustachu, vêtu d’un sarrau. Elle la prit entre ses mains, la tint tout près de son visage et l’embrassa. «Il s’appelait Igor, dit-elle. Enfants nous étions voisins, allions à la même école. Plus tard on s’est mariés. Igor était gentil, me faisait rire. Et brave aussi. Je te raconterai comme il menait ses chevaux aux labours. Celle-là, c’est moi. Vois comme elle me ressemble. Elle a les mêmes cheveux que moi, blonds comme les blés d’été. Le même fichu aussi. Et la même robe. Regarde. Ses mains lissaient le tissu à fleurs de son vêtement tout élimé par l’âge. Nous avons eu trois enfants. Deux filles, un garçon.» Une à une elle prenait les poupées, les nommait, effleurait les courbes du bois poli, soulignait leurs traits, caressait leurs joues carminées, disait mille choses à leurs propos, évoquait des souvenirs de joies, de peines aussi. Vania avait pris une chaise, l’écoutait, se laissait pénétrer d’un délicieux engourdissement. Tant de tendresse rappelée, tant d’amour.

Quand arriva le tour de la plus petite des poupées, elle peina à la saisir. Guère plus grosse qu’un dé à coudre la matriochka échappait à ses doigts déformés par l’arthrose. Quand elle y parvint, elle la nicha au creux de sa paume, replia son bras, entreprit de bercer le poupon et chanta. Tout juste murmurée, sourdait de ses lèvres la berceuse de la libellule :

Une libellule s’est posée sur la lune.

Dans les bois au profond des nids,

Les oiseaux se sont endormis.

Sa voix s’était faite claire, pareille à une voix d’enfant. Sans cesser de bercer la matriochka elle avait touché la main de Vania, lui avait demandé de chanter avec elle. Vania alors chanta, reprit le refrain. Les paroles lui revenaient sans peine.

N’aie pas peur de la nuit qui gronde,

Ni des chiens errant dans l’ombre.

Mille étoiles vont briller,

Mille étoiles pour te bercer.

Et remontaient à la mémoire de Vania des souvenirs de soirs doux, de sa mère penchée sur son lit, de sa voix. La berceuse achevée ils burent du thé noir et jouèrent aux dominos. L’après-midi se coulait. Vania goûtait la communion qui s’installait entre lui et la vieille femme. La babouchka parfois s’assoupissait, sursautait, reprenait son histoire, revivait sa vie passée. Longuement elle parla de son mari, parti trop tôt, puis donna maints détails sur ses enfants qui maintenant vivaient à Paris et à Londres et qui viendraient à Noël, ou à l’été peut-être.

Plus tard Vania ouvrit le ventre du poêle, le rechargea. Quand il s’inquiéta de savoir comment elle se débrouillait, elle lui dit qu’un cousin venait chaque semaine prendre de ses nouvelles, lui apporter du pain, des légumes, du charbon parfois ; le nécessaire enfin. Quand il fut l’heure de rentrer, elle lui demanda de ranger les matriochkas. Il le fit. Promit de revenir.

Vania fut une semaine avant de pouvoir tenir sa promesse. Il avait apporté un panier de victuailles, des œufs, du fromage, du cidre nouveau, un medovik et deux kartochkas parfumés au rhum qu’avait préparés sa sœur. Déjà il se réjouissait de revoir la babouchka. Il ferait ronfler le poêle, préparerait du thé noir, découperait de belles tranches du médovik. Oui, il était impatient. Il lui raconterait sa semaine. Il lui dirait que la récolte avait été pressée et mise en tonneaux. Qu’au village on avait réparé le toit du lavoir et installé le téléphone. Il lui dirait que sa sœur allait se fiancer. Que des œufs avaient éclos au poulailler. Peut-être rejoueraient-ils aux dominos, ou au dourak, si elle avait un jeu de cartes. Elle lui parlerait du voyage à Moscou, des sorties au zoo, à la patinoire. Il lui demanderait à nouveau l’histoire de ses noces et celle du violoneux ivre. Ils riraient. Ouvriraient la bouteille de cidre et chanteraient encore ce soir la berceuse de la libellule.

Tourne la grande ourse,

Tourne la petite ourse

Il n’y a pas de nuit sans matin,

Le soleil reviendra demain.

Les matriochkas avaient roulé sur le plancher. La chaise qu’elle avait tirée près de l’étagère était renversée. La babouchka avait dû y monter pour prendre ses poupées et perdre l’équilibre. Elle ne put dire quand cela était arrivé, ne se souvenait pas. Vania l’avait trouvée assise au fauteuil, prostrée, le visage tuméfié. Sur le buffet il trouva un nom, une adresse. Le cousin pensa-t-il. Il lui téléphonerait de l’hôpital.

« La babouchka ? Katia ? Katia Chalipine ? Non, nous ne sommes pas cousins. Non, elle n’a pas de famille. Elle n’a jamais été mariée. Ni eu d’enfants. Elle a vécu dans un camp, puis à l’hôpital. Elle en est sortie il y a dix ans. Le pope nous a demandé si nous pouvions l’aider. L‘isba était inoccupée, nous l’y avons installée. Nous veillons un peu sur elle ». Katia Chalipine. A aucun moment il n’avait songé à lui demander comment elle s’appelait, avait dit babouchka, s’en était contenté. Katia. Demain il téléphonerait du village, prendrait de ses nouvelles et dimanche lui rendrait visite. Il apporterait les matriochkas, les disposerait sur son lit. Elle raconterait encore son mari, ses petits, les temps heureux. Il l’écouterait, prendrait sa main. Plus tard il lui chanterait la berceuse de la libellule. Peut-être chanterait-elle avec lui.

AUX ORIGINES

Mathilde GOEURY

Le ciel gris s’aplatissait sur la datcha. Olga ne pensait plus au soleil de toute façon. Elle pensait à l’ombre sournoise et frémissante qui occupait chacune de ses pensées depuis que sa mère, Natacha, était hospitalisée pour un cancer incurable à Moscou et ne faisait rien de plus que décrépir entre les effluves d’urine et de bétadine qui s’emmêlaient autour d’elle dans un entrelacs d’agonie et de résignation. Quand Olga lui rendait visite, elle lui parlait de ses amies, de ses notes qui frisaient l’excellence, des repas cuisinés par son père, Igor, qui y mettaient toujours du soudak ou du hareng. Il prétendait que cela donnait du goût. Elle rétorquait que l’odeur de poisson imprégnait ses vêtements et les rideaux. Ecœurement d’un quotidien qui ne lui donnait plus faim du tout. Elle ne voulait pas finir comme ses parents. Ternis par une vie faite de silences et de travail dans des champs où la puanteur et les pesticides interdits partout ailleurs en Europe demeuraient autorisés. Olga projetait de devenir infirmière à Saint-Pétersbourg. La mer Baltique lui semblait inaccessible, elle en rêvait comme d’un trésor interdit. Et puis soigner les autres, ça lui donnerait l’impression d’être utile.

Ce dimanche du mois de mars, Olga avait quinze ans. Elle avait préparé un gâteau aux pommes, de celles que son père conservait à la cave après les dernières récoltes et qui commençaient à pourrir. Olga préférait le chocolat. Igor préférait ne pas gaspiller et acheter inutilement. De toute façon, il décidait toujours de tout. Même lors des anniversaires de sa seule enfant. Il l’avait donc invitée à utiliser les vieilles pommes flétries pour pâtisser et aller rendre visite à sa mère.

- Ça va maman ? s’enquit Olga en déposant un baiser sur son front pâle.

- Je suis fatiguée. Et toi ? Ça va ?

- Très bien.

Le silence d’Igor tonitruait dans l’espace et les minutes s’égrenaient avec difficulté, alors même que le temps qu’il restait à vivre à Natacha s’amenuisait. Igor sortit le gâteau recouvert d’un vieux torchon en coton et lança à l’adresse de sa femme :

- T’as quand même pas oublié quel jour on est ?

- J’ai perdu le fil, je sais juste qu’on est dimanche puisque vous êtes là tous les deux, répondit-elle d’un air las.

- C’est l’anniversaire de la petite ! Quelle mère peut oublier ça ! grogna-t-il.

Natacha ne releva pas la pointe d’ironie amère qu’Igor utilisait si souvent lorsqu’il ouvrait la bouche. Elle attrapa la main d’Olga, les paupières basses, les joues creusées de fatigue et lui sourit. Crucifiée par le vide qui surgissait en elle quand elle palpait de son cœur prisonnier de tant de contraintes les maladresses sournoises de l’homme qu’un jour, elle avait épousé. Le sourire de Natacha. Il hurlait l’amour qu’elle portait à sa fille et la détresse de ne jamais avoir pu le verbaliser sans honte. Cette maudite pudeur qui s’était invitée dans son foyer avait piétiné ses illusions et l’insouciance de jours heureux dont elle aurait pu crayonner les contours. Igor, elle l’avait aimé tendrement, puis par habitude. À la naissance d’Olga, Natacha avait endossé le rôle de mère avec ferveur, quand Igor se contentait de poursuivre sa petite vie d’employé agricole sans se préoccuper du bébé. Natacha ne niait plus. Igor, c’était son homme, mais ce n’était pas un papa. Alors, qu’il lui crache au visage ce semblant de paternité en brandissant le gâteau aux pommes qu’Olga elle-même avait préparé, faisant comme s’il était l’instigateur de cette fête morbide, ça la fit vomir. Son sourire s’effaça quand sa gorge s’emplit de bile et que le contenu de son estomac se déversa du côté d’Igor.

- Merde. Natacha, qu’est-ce que tu fous ?

- C’est la chimio qui lui fait ça papa, soupira Olga.

Olga nettoya comme elle put, ravala ses larmes comme elle put, elles vinrent tapisser le fond de ses yeux, écrasèrent son petit cœur qui pleurait. Elle jeta un œil à son père qui s’était levé, maugréant que c’en était trop pour lui et qu’il avait besoin d’une cigarette. Natacha tourna son visage vers sa fille, qui n’avait pas encore les formes d’une femme, mais n’était déjà plus une enfant.

- Faut pas t’en faire, ça va aller. Tu sais ce qui me chagrine le plus ? C’est de ne rien pouvoir te laisser quand je serai partie parce que je n’ai rien.

- Dis pas ça maman.

- C’est la vérité. Je te laisserai mon alliance. Prends-la, elle est dans le tiroir de la commode. Et il y a aussi mon cahier, dans une boîte à chaussure de la datcha, dans l’armoire de ma chambre. Tu le prendras quand je ne serai plus là.

Le mercredi qui suivit, un coup de téléphone vint apprendre à Olga la mort de Natacha. Igor suait encore dans les champs. Olga ne pleura pas. Une mission lui avait été confiée. Elle se précipita vers l’armoire pour récupérer le cahier avant que son père n’arrive. Elle entendit le bruit du moteur et vérifia par la fenêtre.  La Lada avançait lentement entre les hautes herbes, lestée des 38 caisses de pommes récoltées la veille dans le verger de la datcha. C’était lui. Olga devait lui dire.

Le lendemain, ils allèrent voir Natacha. Une Madone dans une robe en lin beige fermait les yeux sur ce qu’avait été sa vie. Sa bouche d’un rose presque inexistant se figeait en une moue d’apaisement. Ses mains disposées sur son torse laissaient à peine paraître la maigreur de ce corps qui ne subirait jamais plus la douleur. S’envolait alors l’âme de Natacha dans le vent des steppes, voguant vers un inconnu qui tétanisait d’effroi ceux dont les cœurs battaient encore et qui luttaient contre d’irrépressibles questionnements sur l’après de celle qui gisait devant eux et dont l’immobilité giflait les habitudes et l’envie de se blottir au creux d’elle s’intensifiait, pour être bien certains que plus aucun souffle ne s’échapperait de cette bouche, qu’elle ne murmurerait plus dans les volutes de sa décadence de malade ses espoirs vains et illusoires. La contradiction de la mort. Insoutenable paradoxe. La grande faucheuse avait terminé son travail de sape, les souvenirs qui émanaient de Natacha ressurgirent, plus réalistes et plus précieux dans le cœur des vivants. Une galvanisation de l’amour au bord de l’abîme.

La nuit qui suivit, Olga traversa le couloir en parquet, y laissant l’empreinte sonore de ses pas, avançant à tâtons parmi les flaques d’obscurité. Dans l’angle mort de son âme, croupissait la figure tutélaire de son père de laquelle elle devait s’émanciper. Il l’oppressait. De son enfance, elle gardait à l’esprit les câlins de sa mère. De lui, elle n’avait retenu que le silence et le vacarme des couverts qui s’entrechoquent lorsqu’il les déposait dans son assiette vide. Olga songeait au visage de sa mère, à ses entrailles qui seraient bientôt boulottées par la vermine et deviendraient poussière, à son ventre dans lequel elle avait vécu neuf mois, poussant comme un champignon qui surgit après la pluie puis le soleil. Elle traversa la datcha où une part d’insouciance subsistait encore, à peine étouffée par la présence de taiseux d’Igor. Elle prit le cahier aux pages jaunies et le parcourut avant de lire : « Je t’ai conçue un matin de d’août 1999. Ton père ne savait pas que Vladimir, un collègue d’Igor, et moi nous aimions. Je songeais alors à quitter Igor qui ne s’intéressait plus à moi. Début septembre, j’apprenais que j’attendais un bébé. Toi mon Olga. Vladimir avait mis de l’amour dans ventre et dans ma vie monotone.  Le 9 septembre, il a rejoint la capitale pour rassembler quelques affaires. Nous avions prévu de nous enfuir. Il a été tué dans un terrible attentat. Depuis, je ne cesse de pleurer sa mort. Igor l’a su. Il t’aime à sa manière mais ne m’a jamais pardonné cet écart qui a chamboulé nos vies. »

Olga l’orpheline prépara un sac, y mit le cahier et les explications qu’il contenait, écrit une lettre à Igor et l’informa qu’elle partait sur les traces de l’existence de son géniteur. Pour savoir où étaient ses racines et cette famille dont on l’avait amputée. Pour retrouver ses origines.

LES FLEURS DE NADEJDA

Hélène GOFFART

L’autocar avait déposé Alexandre dans les campagnes moscovites. Aussi à l’aise qu’un chat jeté dans la Volga, il hésitait, se dandinant d’un pied sur l’autre.

- Tu es Sacha ?

Deux femmes assises sur des tabourets devant une datcha de bois peint le regardaient. L’une, jeune, qui fourrageait dans un sac sans lever le menton. L’autre, âgée, qui les salua d’un sourire :

- Tu peux aller rejoindre Sergueï près des pommiers. Il n’aura pas trop d’aide avec tes deux bras !

La vieille femme interpela la première :

- Nadejda, conduis-le auprès de ton frère !

La fille releva ses yeux sombres, dissimulés par des paupières en persienne. Elle fixa le jeune homme, et son regard s’arrondit telle une lucarne

- Suis-moi. 

Un sourire oscillant entre morgue et taquinerie ourlait ses lèvres pleines.  Elle avait parlé d’une voix légèrement rocailleuse qui n’en parût que plus sensuelle à Alexandre.

A sa suite, il rejoignit les pommiers lourds de fruits.

- Où est Sergueï ?

Nadejda désigna du doigt une voiture orange. La Lada avançait lentement entre les hautes herbes, lestée des 38 caisses de pommes récoltées la veille dans le verger de la datcha. Lorsqu’elle faut arrivée à leur hauteur, Sergueï en descendit.

- Tu es venu Sacha ! Magnifique ! Tu es prêt à te retrousser les manches ?

- Haracho. répondit-il simplement, les yeux fixés sur Nadejda qui lui sourit en retour.

Sacha se sentait bien. Incroyablement en vie. Un sentiment de pure extase se répandait dans ses veines. Une semaine durant, il allait travailler de ses bras, plutôt que du cerveau. Et, comble du plaisir, il aurait pour compagnie, la charmante sœur de son ami !

Les journées passaient vite, rythmées par le nombre de caisses de pommes à acheminer le long de la route.

Le soir, ils faisaient honneur au borshtch ou à la solianka de la mama. Nadejda apportait ensuite des verres de vodka pleins à ras bord.

- Na zdrovie! souriait-elle en regardant Sacha.

L’alcool, chaud et sec coulait sur la langue de l’étudiant moscovite trop longtemps ascète. Ils buvaient et chantaient tous les trois jusqu’à ce que l’aube fasse pâlir les ténèbres.

Une nuit, Nadejda et lui sortirent sous la lumière des étoiles qui s’affadissait. Ils s’appuyèrent sur une barrière en bois, tandis que leurs lèvres se rejoignirent, humides et fiévreuses… 

- Hiiii !

Un hennissement les fit sursauter. Par-delà la clôture, un cheval les observait. Énorme, impavide.

- C’est Sivko. Il est indomptable.

Nadejda regarda avec admiration l’animal sauvage.

- Tu sais quoi ? L’homme que j’épouserai, il montera comme un cosaque!

Elle avait dit cela mine de rien ; une de ces phrases qu’on murmure sans y penser, mais Sacha sursauta. L’ivresse de l’alcool cumulée à celle de la chaleur du corps de Nadejda transfigurait le jeune homme, le dotant d’une témérité nouvelle.

- Viens !

Il attrapa le poignet de sa compagne et l’enjoignit à escalader la barricade de bois.

- C’est dangereux. Sivko est très agressif.

L’étalon n’avait pas bougé. Étonné, il le regardait, ce petit homme qui s’approchait de lui en agitant un bout de bois.

- Viens, viens montrer ce que tu vaux !

Une main vers l’avant, Alexandre approchait. Dix mètres les séparaient, cinq… D’intrigué, l’animal devint subitement furieux. Il renâcla, gratte le sol, puis se précipita sur le petit être gesticulant. Sacha se transforma et s’envola, invincible, surpuissant. D’une main, il attrapa la crinière de l’animal. Son corps, semblable à celui d’une danseuse cambrée virevolta jusqu’à ce qu’il soit sur le dos musclé de l’étalon.

Ils exécutèrent ensemble une longue danse endiablée. Puis, soudainement maté, Sivko s’arrêta net, conscient d’avoir trouvé son maître.

Alexandre, les muscles en feu, les poumons se déchirant à chaque inspiration, mais toujours juché sur le dos de l’animal, se retourna. Dans les pâles rayons solaires naissants à l’horizon, Nadejda le regardait, tenant contre sa poitrine un gigantesque bouquet d’œillets rouges pleinement, presque monstrueusement épanouies. Ses yeux sombres grands ouverts semblaient lui adresser une promesse d’éternité.

Dès ce moment, la vie du jeune homme effectua un virage inattendu. Il avait du talent. Un talent fou, même, et une élégance incroyable. Sivko et lui démarrèrent une carrière fulgurante, et c’est dans tous les hippodromes du Monde qu’on les vit briller !

Sa vie sociale fut secouée également. Alexandre constata rapidement que le succès et la jalousie qui en découle pouvait mettre à rude épreuve les relations. Ses anciens amis de l’université d’Etat Lomonossov en devinrent étrangers. Peu à peu, les relations se délitèrent, et chacun partit de son côté, naviguer vers un avenir différent.

Il ne devait plus se préoccuper du quotidien : on préparait ses repas, ses vêtements étaient lavés, repassés, et il n’avait aucun besoin de quitter sa chaise pour obtenir ce qu’il voulait.

- Un verre d’eau avant de sortir, Sacha ?

Il ignora la question de cette femme, Olga, tout entière à son service. Il préférait consacrer son temps libre à songer à Nadejda. La belle Nadejda qui, après chaque course, l’attendait, son éternel bouquet rouge serré contre elle. La merveilleuse, la somptueuse Nadejda qui ne vivait que pour ça : apporter des œillets à son cosaque.

- Sacha, je ne te laisse plus le choix : il faut boire un peu !

Olga devenait autoritaire. Debout, à côté de sa chaise, elle tenait un verre d’eau avec une paille. Le jeune garçon tourna finalement ses yeux vides vers elle.

Elle avait l’air fâchée. Ses joues empourprées contrastant avec sa blouse blanche et son beau visage sous ses sourcils épilés. A ses côtés, une jeune stagiaire portant la même tenue d’infirmière regardait la scène avec attention.

- Il faut souvent insister pour qu’il boive, mais c’est important, car il se déshydrate vite à force de baver comme il le fait.

Elle souriait à nouveau :

- Allez, fais un effort !

Elle posa la main sur l’épaule du garçon pour l’aider à se redresser. Sacha écarta docilement les lèvres pour permettre à la paille de s’introduire dans sa bouche.

- C’est bien.

Olga tapota affectueusement son bras vide de muscles.

La stagiaire contempla un instant le grand corps infirme. Son visage surtout, couturé de cicatrices l’impressionnait.

Quelques minutes plus tard, Olga et elle poussaient le fauteuil roulant sur la route déserte. Le soleil automne faisait briller le bitume, lisse comme s’il était fait d’or. Il faisait presque doux pour la saison.

- Que lui est-il arrivé ? Un accident ?

- Malheureusement oui ; il y a quelques années, sa petite amie et lui se sont introduits dans une prairie sur laquelle se trouvait un cheval non dressé… Et l’animal a chargé.

Olga continua en soupirant :

- C’était apparemment un étudiant brillant avant… Le cheval, en ruant, lui a perforé les poumons. Il est resté trop longtemps sans oxygène, et son cerveau a été asphyxié…

- Quelle tristesse ! Pauvre garçon…

- Tu sais, je pense qu’il comprend encore certaines choses. Il adore les chevaux. Quand on passe devant leur enclos, il a l’air vraiment heureux.

- Heureux ?

- Oui ; j’ai l’impression qu’il vit dans un monde imaginaire, et que ça le protège du réel.

Olga poussa le fauteuil avec énergie. Elle se souvenait des photos de l’accident qu’on lui avait montrées. L’étalon furieux avait foncé sur les deux jeunes gens sans dévier. Sacha avait survécu, mais Olga revoyait encore dans ses rêves l’image de la petite amie décédée. L’animal en colère l’avait piétinée. C’était une jolie fille, si jeune… Son torse était couvert des empreintes sanglantes des sabots de la bête. Elles s’étaient imprimées en énormes boules rouges sur sa poitrine, comme un bouquet de fleurs écarlates avait pensé l’infirmière. Ce souvenir d’une vie fauchée hantait encore Olga…

Elle secoua la tête, constatant qu’ils étaient arrivés devant l’enclos des chevaux.

Sacha souriait, ravi. Au-dessus des bulles de salives qu’il faisait en bavant, ses paupières restaient closes. Par-dessous, juste pour lui, l’image de Nadejda apparut, son immense bouquet rouge serré contre sa poitrine.


LE PETIT FRENCHIE

Anne-Claude HENRIOT

Tout a commencé à aller de travers à l’aéroport. Assis à l’avant du pick-up, Tristan passe en revue ces dernières 24 heures.

Tout sourit jusque-là à cet étudiant en biologie. Son diplôme d’ingénieur en poche, il s’apprête à intégrer une grosse entreprise agroalimentaire. Son amie Irina, diplômée de la même école, est recrutée au service qualité d’un groupe pharmaceutique. Tristan et Irina se sont connus à l’école. Irina, d’origine russe, bénéficiait d’un échange. Dès son arrivée, Tristan a remarqué cette grande brune, pétillante de vie. Irina parle très bien le français et son accent slave lui donne un charme fou. Elle-aussi a repéré Tristan, étudiant discret, au look particulier dans ce milieu assez normé. Car Tristan a une deuxième passion, le rock, et jongle entre l’apparence stricte de l’élève ingénieur et celle du guitariste d’orchestre amateur qu’il endosse le week-end.

Ces deux-là se sont rapidement trouvés, et peu à peu ont entamé une liaison, puis emménagé ensemble sur le campus. Les parents d’Irina subviennent à ses besoins. Tristan a obtenu quelques heures comme assistant dans un laboratoire, ce qui augmente sensiblement ses revenus en tant que boursier.

Depuis peu ils ont ajouté à leur duo Mabrouk, le vieux chien dont le père de Tristan ne peut plus s’occuper.

L’année universitaire terminée, ils ont décidé de rendre visite aux parents d’Irina, dans la région de St Pétersbourg. Ces derniers n’ont encore jamais rencontré Tristan, seulement par skype pour faire connaissance. Le père d’Irina, un vrai colosse, maitrise parfaitement le français, ayant lui-même séjourné plusieurs années à Paris. Les échanges avec la mère d’Irina seront sans doute compliqués, elle ne parle que le russe. Et Tristan, malgré les leçons d’Irina, n’en connait que quelques rudiments.

Tristan et Irina sont arrivés à l’aéroport de Lyon vers midi, suffisamment à l’avance pour le vol de 15 H. L’hôtesse au comptoir les accueille avec un large sourire, puis, pianotant sur son pupitre, annonce

- Je suis désolée, nous avons un souci avec le billet de Mademoiselle

- Comment ça un souci ? rétorque Tristan

- L’avion est complet ; Nous ne pouvons pas vous laisser embarquer tous les deux ; Mademoiselle est programmée pour le prochain vol, à 20 H ce soir

- Mais ce n’est pas possible. Nous devons voyager ensemble. Dans ce cas, décalez-moi aussi sur le vol de 20 H

- Impossible Monsieur, le vol est lui aussi complet. Pour compenser ce désagrément, Mademoiselle voyagera en classe affaires.

Irina s’est alors interposée, tentant de calmer Tristan.

- Ecoute chéri, ce n’est qu’un léger contretemps. Tu m’attendras à l’aéroport.

Tristan, très déçu, embrasse sa compagne et poursuit l’embarquement, tandis qu’Irina se dirige vers un kiosque en attendant son vol.

Sanglé dans son siège, Tristan s’endort rapidement. Bizarre, d’habitude il est plutôt rongé par l’anxiété en avion. Et la contrariété du départ aurait dû le maintenir suffisamment en colère pour rester éveillé. Son voisin le secoue juste avant l’atterrissage à Pulkovo, l’aéroport de St Pétersbourg. Vite, Tristan rassemble ses affaires et suit la file des passagers dans la passerelle.

Le policier du service de l’immigration, bien sûr, demande passeport, visa, mais aussi adresse de résidence, motif du séjour et billet de retour. Tristan réalise alors qu’Irina a gardé ces derniers éléments ; Heureusement, il a les mails dans son smartphone. Mais horreur ! Impossible de mettre la main sur ce fichu appareil. Rien dans les poches, rien dans le sac à dos. Sûr, il se l’est fait voler durant le vol ! Comment expliquer à un policier russe, ne parlant aucune autre langue, qu’il doit attendre sa compagne arrivant par le vol suivant, pour rejoindre ses parents qu’il ne connait pas, dans une ville à coté de St Pétersbourg dont il a oublié le nom ?

En sueur, fou de rage, Tristan se retrouve rapidement encadré par deux agents, conduit au poste de police, puis laissé dans une cellule. Tristan veut téléphoner à l’ambassade de France, contacter l’agence qui a vendu les billets, mais personne ne semble l’écouter. Un cauchemar !

Epuisé, il s’endort. Pourtant, il n’a rien mangé depuis des heures et se sent au bord de l’explosion.

Combien de temps après s’est-il réveillé ? Difficile à dire. Le décalage horaire ajouté aux émotions lui ont fait perdre toute lucidité. Finalement, un policier vient le chercher. Il est libre de quitter l’aéroport. Irina doit l’attendre. Ouf !

Mais la série noire continue. Tristan se rend compte qu’il a passé une nuit entière au poste, que l’avion d’Irina a atterri depuis longtemps, que son bagage, non réclamé, est stocké parmi les objets suspects, et, pour couronner le tout, qu’il n’a plus sa carte bancaire, sans doute volée en même temps que son téléphone.

Avec une trentaine d’euros en poche, il doit se débrouiller pour rejoindre Zelenogorsk. Seul élément positif, il a retrouvé le nom de la ville des parents d’Irina. Tant pis pour la valise, il reviendra plus tard. D’abord changer les euros en roubles.

L’employé du bureau de change parle un anglais impeccable. Enfin Tristan retrouve un peu de sérénité. Il se hasarde à raconter son périple et à demander comment rejoindre, à peu de frais, Zelenogorsk. L’employé lui désigne alors un jeune, adossé à un pick up Lada.

- Voyez ce jeune homme. Je sais qu’il est originaire de par là-bas.

L’employé accepte de servir d’interprète. Le chauffeur passe par Zelenogorsk, mais il faut auparavant qu’il prenne une livraison. D’ailleurs, si Tristan pouvait lui donner un coup de main.

Sans hésiter, celui-ci acquiesce et grimpe dans le véhicule.

Après une vingtaine de kilomètres, Tristan découvre une grande exploitation. Il aide au transfert des marchandises puis se laisse balloter sur le chemin qui les ramène en direction de l’autoroute. La Lada avance lentement entre les hautes herbes, lestées des 38 caisses de pommes récoltées la veille dans le verger de la datcha. 38, il en est sûr. Le chauffeur a insisté pour les recompter.

Quel périple ces dernières 24 heures ! Avec Irina, ils en riront probablement ensemble tout à l’heure.

Soudain le chauffeur freine brutalement. Un géant se dresse au milieu du chemin, un berger allemand à ses côtés. Tristan reconnait le père d’Irina et se précipite hors du véhicule pour le saluer !

Mais le père d’Irina part d’un rire tonitruant, effrayant même….

Puis, d’une voix forte

- Alors, le petit frenchie ? Tu t’imagines que tu vas pouvoir prendre ma fille comme ça, sans demander ?

- Mais, mais...

- Je t’ai à l’œil depuis ton départ de Lyon. Je dois dire que, jusque-là, tu t’en es plutôt bien tiré !

- C’est vous qui avez organisé tout…

- Oui, et ce n’est pas fini !

Puis, s’approchant de Tristan, il lui saisit le bras fermement. Le chien se met à aboyer. Le père d’Irina, les yeux révulsés, le visage rouge et gonflé, hurle sur Tristan

- Tu n’auras pas Irina comme ça. Tu dois faire tes preuves ! Tu dois faire tes preuves !

Tristan, au bord du désespoir, hurle à son tour

- Irina ! Où est Irina ? Irina ! Irina !

……..

- Tristan, Tristan, réveille-toi ! réveille-toi !

Enfin Tristan ouvre les yeux. Où est-il ? En sueur, Irina penchée au-dessus de lui, dans leur lit. Mabrouk, terrifié, aboie à qui mieux mieux.

- Mon dieu, quel cauchemar !

- J’ai cru que tu n’arrêterais pas de crier ; Même Mabrouk a pris peur.

En quelques mots, Tristan raconte à Irina ce qu’il vient de traverser. Irina le berce, comme un enfant et ils s’endorment de nouveau.

La matinée est bien chargée : bouclage des bagages, vérifications dans l’appartement, dépôt de Mabrouk au frère de Tristan pendant leur séjour et trajet jusqu’à l’aéroport de Lyon. Ni l’un ni l’autre n’ont le temps d’évoquer le cauchemar de la nuit.

Tristan est paisible. Irina rayonne à ses côtés, heureuse de retrouver ses parents. Et cela suffit à son bonheur.

Au comptoir d’embarquement, une charmante hôtesse les accueille.

- Madame, Monsieur, bonjour. Vos passeports s’il vous plait

Puis, relevant la tête

- Je suis désolée, nous avons un petit problème.


BOROVINKA

Annick PLENACOSTE

Les orages de la nuit avaient transformé la route en une piste boueuse et glissante et Sergueï peinait à s'extraire des fondrières.

Plutôt que de refaire et d'entretenir de vraies routes, les gars du kolkhoze s’ingéniaient à adapter sur leurs camions et sur leurs tracteurs toutes sortes de chaînes et chenillettes pour éviter de s'embourber, mais ils défonçaient tout, creusant de véritables tranchées. Ça l'avait tellement mis en colère que, après avoir lu dans la Pravda le courrier d'Ana Chatalova sur son village "sans avenir", il leur avait écrit à son tour et le 10 janvier sa lettre avait été publiée.  1979 avait bien commencé, mais ils avaient alors proposé d'amener un train jusqu'aux vergers et de charger les fruits dans des wagons, pour les expédier vers le nord. Mais lui ne voulait pas vendre ses pommes. Il ne voulait même pas les manger.

D'ailleurs ce n'était pas ses pommes. Elles appartenaient, ainsi que le verger et la Datcha, à son ami Micha. Il lui avait permis de s'installer dans la petite baraque et de faire ce qu'il voulait des arbres et du jardinet. Cela faisait dix ans que cet arrangement durait et ils en étaient tous deux satisfaits.

La voiture fit une embardée et cala. Il craignit d'avoir noyé le moteur, mais après quelques crachotements, elle repartit vaillamment. La Lada avançait lentement entre les hautes herbes, lestée des 38 caisses de pommes récoltées la veille dans le verger de la datcha. Roulant sur le talus, il penchait vers la gauche, mais grâce à la végétation, ça glissait un peu moins. Dans une demi-heure il serait à la datcha. Ces Jigouli étaient de petites merveilles, surtout ce break. Il n'y avait qu'un peu plus d'un kilomètre entre le verger et la maison, mais il n'aurait jamais pu transporter sa récolte sans la voiture et son immense coffre. C'était Micha, bien sûr, qui lui avait fait attribuer le véhicule.

Le temps était loin où, jeunes komsomolets, tous deux conduisaient des tracteurs. Son ami avait su se débrouiller pour grimper dans le Parti, alors que lui, son seul titre de gloire était d'être l'ivrogne du village. Mais, reconnaissons-le, un ivrogne inventif !

Quand il arriva enfin à la datcha, les pommes avaient roulé dans tout l'habitacle. C'était miracle qu'aucune ne soit venue se coincer sous une pédale. Avant de les décharger, il s'accorda un instant de repos, assis devant la maison, sur le banc rustique qu'il avait fabriqué de ses mains. Car il était fort adroit, quand il était sobre.

Il regarda le soleil couchant se refléter, loin derrière la ville, sur les hauts sommets glacés. Stavropol était déjà dans l'ombre. Ses grands parcs, monumentalement et révolutionnairement, ordonnés, l'ennuyaient à mourir. En cette fin d'automne, les pentes montagneuses, cachées sous leur cape de feuillages verts et mordorés, ça c'était la beauté vraie !

Quand son ami viendrait, ils iraient y faire un tour, comme quand ils étaient gamins. Ça lui ferait sûrement plaisir. Depuis un an qu'il n'était plus Premier secrétaire du kraï, il passait plus de temps à Moscou qu'ici. Et puis, il avait la belle Raïssa. Lui n'avait personne et c'était aussi bien. Il se roula une cigarette en sifflotant. Il avait une idée pour remercier Micha de tout ce qu'il avait fait pour lui. Mais il ne fallait pas traîner. Tout devait être prêt pour le nouvel an. Allumant sa cigarette, il se leva et le cœur joyeux, se mit au travail. D'abord décharger la Lada, puis remettre l'alambic en état.

Il faisait bon dans la petite datcha, la cheminée la chauffait facilement. Dehors le vent soufflait fort et la neige n'allait pas tarder à tomber, mais eux s'en foutaient. Ils avaient le ventre comblé et des images plein la tête. Depuis que son ami était arrivé et avait renvoyé le véhicule officiel, ils n'avaient cessé de discuter tout en préparant le repas et en se promenant  jusqu'aux vergers, à présent tout noircis par le gel. Au potager, ils avaient ramassé des raves et un chou que le froid avait épargné, pour en faire une soupe. Sergueï avait aussi prévu un beau pain d'épices et avait cuisiné des chachliks de mouton. Une recette qu'il avait ramené de Géorgie. Micha avait apporté des confitures et des cornichons malossols aigre-doux, préparés par sa femme.

Éclairés à la bougie et n'ayant l'eau qu'au puits, ils n'avaient pas l'intention de fêter le nouvel an avec un somptueux festin, mais ils ne manqueraient de rien. Et puis, il y avait la surprise.

A la fin du repas, Serioga offrit une bouteille à son ami.

- Avec tes pommes ? demanda Micha.

- Les tiennes ! Toujours ces bonnes vieilles Borovinka. Celles que ton grand-père avait planté. Les "Ensoleillées". La récolte de cette année a été très bonne.

- Fameux, approuva son ami en dégustant une gorgée du liquide ambré.

- Pour une première, ce n'est pas mal, hein ? Sergueï inclina le flacon à la lumière d'une bougie.

- Jolie couleur, en effet. Comment tu l'appelles ?

- Ben, c'est juste de l'eau de vie...

Chaque parole était suivie d'une gorgée, chaque gorgée, d'un silence. La bouteille posée devant la flamme faisait loupe et étincelait. Dans la cheminée le bois craquait en myriades d'étoiles. Il faisait bon.

- Je bois à notre santé. Na zdoróvʹje, camarade Secrétaire !

- Spasíbo, camarade arbiro, arbrori, camarade, agriculteur de pommes !

Les verres voltigeaient dans les mains, tapaient un rythme joyeux en retombant sur la table.

- Tu vas faire quoi après ? demanda Sergueï en les resservant. Où tu seras, dans un an ? Dans dix ans ? Je bois à ton avenir, Camarade Prédise, il se reprit en riant. Président !

- Tu me flattes, Serioga. Mais d'accord, va pour Président. Promets-moi juste, que ce ne sera pas pour longtemps, hein ?

Ils éclatèrent de rire et Sergueï se leva pour aller chercher le pain d'épices et la confiture.

- Il faut manger un peu, pour la faire passer.

- Accompagnons donc gentiment, cette beauté.

Dédaignant le gâteau, Micha prit un cornichon dont le bocal était juste à sa portée et le trempa dans la confiture de sa femme.

- Iconoclaste, grommela son ami, en essayant à son tour.

Il fit la grimace, cracha le morceau par terre et but une gorgée pour faire passer le goût. Micha, ne perdant pas la bouteille des yeux, s'émerveillait des lueurs moirées du liquide.

- Cette gnôle mérite d'avoir un beau nom. Cognac, kirsch, rhum, un truc comme ça.

- Fine Napoleon ?, ricana Sergueï.

- Non, pas Napoleon. Pas après ce qu'il nous a fait.

- Bah, c'est du passé. Nous sommes tous frères. Il ne faut pas ressasser.

- Tu as raison. Plus d'Histoire, plus de frontières, plus de murs.

- Plus de mûr ? Même à Berlin ? Hoqueta Sergueï regardant son ami, bouche bée.

- Eh, pourquoi pas ? Gloussa Micha, en se resservant.

Jusque tard dans la soirée, ils poursuivirent, discutant, riant, mangeant, buvant, chantant, même, leurs vingt ans retrouvés.

Au loin une cloche sonna minuit, en écho les sirènes des usines lui répondirent. Ils se souhaitèrent bonne année et sortirent pisser. La neige avait commencé à tomber et se déposait en fine couche sur la boue gelée.  La lune éclaboussait de milles reflets les flocons scintillants qui saupoudraient la nuit.

- Ce n'est pas un samogon quelconque. Tu as vu sa couleur ambrée, la chaleur qu'elle dégage, la lumière qu'elle projette ?  Cette transparence ? Et puis, c'est ma cuvée, non ?

Mikhaïl s'exaltait, ravi du cadeau que son ami lui avait fait. Sergueï ne savait plus s'il parlait de la lune ou de son alcool de pomme.

- D'accord, d'accord, t'excite pas. On ferait mieux d'aller se coucher, dit-il en riant.

Il le ramena dans la cabane et l'allongea sur une des couchettes qui couraient le long du mur. Il le borda gentiment avec une de ses vieilles couvertures en laine, rajouta une peau de mouton, sur le dessus. Il souffla les bougies, jeta quelques bûches dans le feu et se coucha à son tour. Allongé dans le noir, bercé par la respiration tranquille de son ami, il se mit à rêver, balbutiant à mi-voix.

- Tu as raison, Gorbi, en ton honneur, cette Borovinka diaphane mérite d'avoir un joli nom. Je vais l'appeler Glasnost.

LES FRUITS DÉFENDUS

Christine REVUZ

  • Pourquoi as-tu pris aussi les fruits abîmés ?

 Pavel sourit mais resta silencieux. Une réponse véridique aurait provoqué un déluge de nouvelles questions. Concentré sur le volant et les soubresauts qui l’animaient sur le terrain inégal, il cherchait le passage vers la rivière Ougra. Il fallait, en évitant l’entrée principale, tenter de sortir discrètement de la propriété. La Lada avançait lentement entre les hautes herbes, lestée des trente-huit caisses de pommes récoltées la veille dans le verger de la datcha. Sa mère, coincée entre la portière et les deux caisses qui n’avaient pu être logées ailleurs, n’en menait pas très large.

  • C’est quand même du vol ce qu’on fait là...
  • Cela fait combien d’années que personne ne récolte ces fruits ? Combien d’années que cette datcha, construite à grands frais il y a quinze ans à peine, est abandonnée au vent et aux voyous ?

Le break circulait entre les arbres, accrochant aux branches basses les caisses empilées sur la galerie. Sa carrosserie verte, impeccable, ne trahissait pas l’âge de ce vestige d’une autre époque.

La VAZ-2014, amoureusement entretenue par Artiom, son propriétaire, semblait de plus en plus insolite dans le flot des Mitsubichi, Renaut, et autres Wolkswagen que les nouvelles usines de Kaluga déversaient dans les rues. Retraité émérite - et désabusé - de l’ex usine phare de turbines, Artiom n’avait pas hésité à prêter son concours à l’expédition projetée par Pavel. Quoi qu’il arrive, il savait être en mesure de réparer les dégâts : à la fermeture de son atelier de fraisage, il avait récupéré assez de machines et d’outils pour entretenir la flotte des Jigouli, Lada ou Volga qui résistaient à la mode des produits éphémères. Les propriétaires de ces autos formaient une petite république de ronchons, solidaires, plus marqués par les ans que leurs véhicules bichonnés par Artiom. Quant à celui-ci, il bouclait ainsi plus facilement les fins de mois, tout en gardant la main et la fierté de l’ouvrier d’exception qu’il avait été. Pavel le connaissait depuis l’enfance pour l’avoir souvent accompagné à la pêche ou aux champignons.

Anissia était beaucoup moins enthousiasmée par cette escapade. Certes le gâchis lui était intolérable et l’idée de quintaux de pommes laissés à pourrir sous les arbres la mettait hors d’elle. Mais la perspective de limiter la gabegie et de faire des réserves de compote, comptait peu au regard du bonheur de passer deux grandes journées avec ce fils qu’elle voyait bien trop rarement à son goût. Tant pis si la chose était risquée, tant pis si elle ne comprenait rien à l’intérêt subit de Pavel pour les pommes.

- Tu sais où on est, mamotchka ?

- Dans le verger de l’ancien kolkhoze de Dvortsy, pardi !

- Je sais. Je sais même que personne ne semble savoir comment c’est devenu la propriété de l’industriel fantôme qui a fait arracher des dizaines d’arbres pour y planter son palais. Je sais, mais je ne parle pas de cela.

Pavel reprend après un silence :

- Tu sais ce qui s’est passé ici, sur les rives de l’Ougra, il y a pile 640 ans ?

- Tu plaisantes ? Tu as oublié que j’étais prof d’histoire ? Anissia poursuit, songeuse : C’est une grande énigme cette bataille sans bataille de « la grande Halte », sur l’Ougra. On attribue le mérite de la victoire à Ivan III ou à l’intercession de la Vierge, mais en fait, personne, je crois, ne comprend vraiment ce qui s’est passé. C’est comme si la « Horde d’or » s’était délitée d’elle-même. Ses combattants sont restés des semaines, massés sur la rive sud, et puis ils se sont débandés, sans avoir livré bataille. Pourquoi ? mystère !

- A cause de l’or sans doute! Ironise Pavel.

Quelques derniers cahots et la voiture sort sur le chemin qui longe la rivière. Pavel doit maintenant slalomer entre les nids de poule mais, au moins, il voit sur quoi il roule. Anissia s’est un peu détendue. Pavel reprend :

- Maintenant on a des hordes de veaux d’or qui font des ravages, mais ils ne se délitent pas. Pas encore. En attendant, ils bousillent tout. Il faudrait refaire la grande bataille sans bataille, Velikoié stoianié... Les contenir... Je ne sais pas si la Vierge suffirait, il faudrait enrôler le Bon Dieu sans doute...

- Qu’est-ce que tu racontes ?

Anissia regarde son fils, entre stupéfaction et amusement. Elle prend conscience qu’en dépit de la tendresse qui les lie, elle l’a perdu de vue. Le voyant peu, elle compose à son sujet, pour ses connaissances et pour elle-même, un récit qui lui fait plaisir. Accommodant ce qu’elle sait avec une dose de ce qu’elle espère, elle peuple sa solitude provinciale d’images joyeuses de ce grand gaillard. Tout cela a peut-être bien peu à voir avec la réalité. Pavel a passé les cinquante ans, il a dû reculer le siège pour caser son embonpoint et, pour être honnête, elle ignore comment et de quoi il vit. Elle a entendu les notes sombres qui détonnent au milieu de sa faconde habituelle. Il ne sert à rien de le questionner, il répondrait par des pirouettes, ou pas du tout.

La voiture roule maintenant sur l’asphalte. La maisonnette d’Anissia n’est plus très loin. Le temps de partager le thé, le koulibiak préféré de Pavel, et il faudra se résoudre à le regarder partir.

- Combien tu veux de caisses ?

Anissia n’a pas envie de passer déjà aux préparatifs du départ. Elle biaise :

- tu vas faire quoi avec les autres ?

- J’en donnerai à Artiom et puis... Pavel se garde de finir sa phrase.

Anissia n’insiste pas. Elle se résigne à faire le compte : une caisse pour le jus de pomme, une caisse pour la compote, une caisse à sécher, en rondelles, sur le poêle. Une ou deux caisses pour donner aux voisines. Cela fait beaucoup de travail pour elle toute seule. Comme toutes ces pommes, soudain, ont un goût amer ! Anissia sent la tristesse la gagner. Octobre 2020, déjà ! L’hiver arrive. Elle le redoute chaque année davantage. Elle secoue la tête pour ne pas laisser l’inquiétude grignoter les derniers moments avant la séparation, et dit en s’efforçant d’être enjouée :

- Tu les as goûtées au moins ? Elles sont savoureuses ?

- Et comment ! Pavel rit.

Depuis toujours son rire irrésistible décourage les remontrances. De toutes façons, on ne fait pas la leçon à un galopin de 50 ans. Anissia pourtant donnerait cher pour savoir ce qu’il a derrière la tête. Elle espère en tout cas qu’il ne s’agit pas d’un petit trafic minable pour gagner trois kopecks. Si elle avait le courage d’aller passer quelques jours à Moscou, elle verrait sur place. Mais même plus jeune, elle n’a pas pu s’y décider.

La Lada s’arrête devant la maison. Anissia n’est pas fâchée d’échapper à l’étreinte des caisses de pommes. Pavel entreprend de décharger et de porter dans l’entrée de l’isba les fruits destinés à sa mère. Les caisses obstruent le passage. Anissia sait qu’il n’aura pas le temps de les ranger plus commodément. Il faudra faire vite, sinon ces pommes vont lui pourrir la vie.

 

Anissia ! Anissia ! Regarde, ton fils est dans le journal !

« Performance ou provocation ? »  - Le titre claque au-dessus d’une mauvaise photo sur la première page des kalujskie novosti – « L’" Installation" du plasticien moscovite Pavel Grechnikov, sur le parvis du Musée de l’Astronautique Tsiolkovski de Kaluga, a fait couler... beaucoup de jus de pomme ! Des centaines de kilos de fruits, un arbre stylisé étouffé par un long serpent dont les écailles brillantes sont autant de logo d’automobiles. Les passants sont invités à prendre les pommes saines pour leur consommation et à jeter sur le serpent les pommes gâtées. Sur chaque caisse de pommes, un écriteau détaille les méfaits du prétendu « anthropocène ». Au pied de l’arbre, une sorte de pierre tombale énonce : « Adam et Eve ont voulu s’emparer des secrets de la Création, nous les utilisons pour la détruire. Qui nous chassera ? »

Performance artistique ou provocation politique ? La police a opté pour la deuxième solution, en détruisant la mise en scène. L’artiste a dû s’expliquer, mais il n’a pas été inquiété. »

L’HÉRITAGE DE TCHERNOBYL

Éric VASSEUR

Slavoutytch est un nom qui ne vous dit surement pas grand-chose. Cette ville est pourtant la plus récente d’Ukraine et se situe près du fleuve Dniepr, à 143 km de Kiev. Elle pourrait être une belle vitrine de la grandeur soviétique. Elle pourrait… Sortie de terre au milieu de la forêt, la ville peut se vanter de posséder toutes les structures qui permettent d’y rendre la vie agréable. On compte huit garderies, des piscines, un centre de communications, des centres sportifs, un musée du timbre, des hôtels ainsi que des cliniques modernes. Un rêve à la soviétique. Une gare ferroviaire a même été construite afin d'acheminer les ouvriers à leur travail. Quel travail ? Slavoutytch est située à 48 km au nord-est de Pripiat. À ce nom-là, l’oreille se tend, le mot entre dans le cerveau, s’immisce dans l’entrelacement nerveux des synapses des souvenirs. Le voile se lève enfin… Pripiat, la ville modèle de l’architecture soviétique ! Pripiat, la ville au parc d’attraction qui n’a pas eu le temps d’être inauguré. Pripiat, la ville devenue Pompéi moderne. Pripiat, la ville fantôme près de Chernobyl, brisée net le 26 avril 1986. Pripiat, la ville qui se visite comme un musée des horreurs.

Je vis à Slavoutych depuis 1988, depuis que cette ville est devenue habitable. De nombreux habitants de Chernobyl sont venus s’y installer pour retrouver leur région dont ils ont été expulsés de force. Mon père, Erik Tozdychiev, faisait partie de ceux qui voulaient regagner les terres qui les avaient vu naître. Leur travail ? Participer au chantier du sarcophage autour de la centrale. Plutôt bien payé, forcément. Mais en 2000, la centrale, enfin ceinturée de son corset de béton protecteur, a définitivement fermé pour le malheur de beaucoup. Mon père fit parti de ceux qui se retrouvèrent de nouveau sans travail, avec une indemnité conséquente donnée par le gouvernement d’Ukraine. Enfin, quand je dis conséquente, cela signifie qu’elle est suffisante pour se trainer dans une ville sans âme mais fonctionnelle. Mon père était de nouveau veuf mais de son boulot.

Je m’appelle Ioulia. Je suis désormais sa seule famille. Enfin, j’étais… puisque mon père est mort mardi. Je n’ai pas connu ma mère. Je n’ai qu’une photo d’elle prise devant l’hôpital de Pripiat, juste avant qu’elle ne soit évacuée dans un autobus, vingt-quatre heures après l’explosion de la centrale nucléaire. Cette photo trône sur la cheminée et je surprenais parfois mon père soulevant le cadre, le regard vague, une larme glissant dans une barbe naissante. Cette jolie femme qui sourit sur le cliché a accouché durant le transport. Ma naissance ne s’est pas bien passée. Ma mère n’a pas eu le temps d’être soignée. Il faut dire que, d’après les récits locaux, c’était la panique dans les environs de Tchernobyl. J’ai soi-disant survécu grâce à une sage-femme qui était avec mes parents dans l’autobus. « C’est la vie », disait mon père fataliste, affalé dans le canapé, devant la télé, son verre de Vodka à la main. Mon père ne s’est jamais vraiment remis de la perte de son amour et je crois qu’il m’a transmis son mal de vivre. Je vis à Slavoutytch et je n’ai jamais réussi à quitter mon adolescence, éternelle jeune femme. Papa était généreux avec moi. Je vis à Slavoutytch, et moi, idiote, je dilapidais son argent en fêtes, conquêtes d’un soir, alcools. L’ennui ! Ici, les gens meurent plus à cause de la drogue et de la vodka frelatée qu’à cause de la radioactivité. Un de mes copains est même tombé d’un balcon lors d’une journée trop arrosée. Si le peuple ukrainien comptait sur nous pour réparer les erreurs de nos parents et bâtir un avenir serein et prospère, il faudra surement attendre une autre génération. La nôtre n’est pas prête, qu’on se le dise. Jusqu’à hier, je n’avais pas encore décidé ce que je voulais faire de ma vie, où et avec qui. Mon pays s’émancipe dans le sang et la douleur de sa voisine russe. Aujourd’hui, je dois m’émanciper aussi. Mon père m’a fait un beau cadeau avant sa mort. Une lettre, une simple lettre qu’il avait écrite avant de partir dans un monde sans radioactivité. Une lettre mais pas que…

« Ma fille, ma chérie, mon Ioulia adorée. J’espère avoir été un bon père. J’aurais tant voulu… »

Je repose la lettre sur la table basse en verre, recouvrant en partie les traces circulaires laissées par la dernière bouteille qu’il avait posée ici. À travers la vitre légèrement teintée, je peux encore voir les pantoufles qu’il avait abandonnées là. Il se savait condamné par la maladie, ne m’en n’avait jamais parlé malgré les signes que je pouvais percevoir, ne voulant pas m’inquiéter « pour rien ». Je lis tant d’amour à travers ses phrases.  Je lui rendais pourtant si peu. Je voudrais maintenant lui dire combien je l’aime mais je pousse mon premier cri en mesurant tout à coup ma détresse d’être seule au monde. Je reste longtemps dans ce canapé élimé jusqu’à l’extinction de mon cerveau, l’obscurité ne suffisant pas à récuser ma fatigue morale.

Poncif séculaire du mauvais réveil, affres des mauvais rêves, ouvrir les yeux est un peu douloureux. Nuque raide, bras engourdis, marque sur la joue gauche, petite bave séchée au coin des lèvres. Le soleil ne darde encore que de timides rayons. Le froid m’a réveillé. Douche parfumée. Vêtements souples. Ce matin a tout de même un goût suave, une afféterie inattendue, une dissonance péremptoire. Mon inertie d’hier soir est retombée comme un soufflet. Je monte sur une chaise, passe la main au-dessus du buffet de cuisine en formica. Les mots écrits de mon père remontent à la surface : « Tu trouveras les papiers qui te permettront l’entrée dans Pripiat. Ils sont faux bien sûr mais personne ne s’acharnera à les vérifier. »  Les laissez-passer sont bien là. Vingt minutes plus tard, j’étais dans le train serrant mon sac à dos contenant la lettre et les faux papiers comme si ma vie en dépendait. Une heure après, descente du train. Promiscuité avec les autres voyageurs, travailleurs en combinaison grise pour la plupart. Tout le monde se fout de ma présence ici. « Sors de la gare, prends vers l’est, passe devant la grande roue du parc d’attraction et sort de la ville par la rue Brejnev. » La traversée de la ville est étrange parmi les arbres torturés, les rues à l’abandon, les vestiges poussiéreux du quotidien que je perçois à travers les vitres brisées des rez-de chaussée, les fleurs mutantes à double cœur, nouvelles espèces inconnues. La rue Brejnev se termine en cul de sac, cédant la place aux folles avoines qui laissent dépasser un panneau triangulaire avec le symbole radioactif sur fond jaune. Quelques traces de rouille font une mine d’aménité à cette signalisation qui ne sera pas obsolète avant bien longtemps. Je dépasse le panneau et, écrasant les graminées, m’enfonce vers les vergers que je vois poindre à 300 mètres environ. Phrases de mon père en tête. « La Lada avançait lentement entre les hautes herbes, lestée des 38 caisses de pommes récoltées la veille dans le verger de la datcha. Mais nous avons dû stopper. Les soldats de l’armée parcouraient la zone pour abattre les chiens errants. Ils nous ont repérés lors d’une patrouille et nous ont obligé à abandonner le véhicule. Ils nous ont encadré jusqu’au bureau de police. ». Perdue dans les hautes herbes, la voiture était toujours là avec sa remorque et les pommes pourries. « Nous avions depuis longtemps, du haut de la centrale, vu les allers-venues incessants vers la datcha bleue. Nous y sommes allés et avons vu. » Je passe sous la voiture, décroche sous le châssis trois paquets plats très protégés. Je ressors, découpe soigneusement les protections. « Le Christ dans la tempête sur la mer de Galilée » de Rembrandt, « Vue d'Auvers-sur-Oise » de Cézanne et « Le concert » de Vermeer. Les tableaux volés étaient en parfait état. Ils avaient été stockés dans la datcha qui servait de planque. Mon père les avait extraits. La récompense est énorme. Je suis riche ! Merci papa. Beau cadeau posthume. Mais tu me manques.